Enseignant accusé d’avoir couché avec une élève, lycéennes perturbées, prof de saxo manipulatrice… Avec « La Répétition », Eleanor Catton s’impose comme la révélation étrangère de la rentrée.
On a 14, 15 ou 16 ans. Pas forcément le plus bel âge. On se cherche, on tâtonne avec maladresse, on façonne son personnage d’adulte, celui qui s’apprête à se produire sur la scène du réel. Là, plus de souffleur en coulisses, ni de droit à l’erreur. Il faut tenir son rôle, connaître son texte par coeur, le débiter d’un souffle. Jusqu’à la fin. L’adolescence comme répétition générale de la grande performance existentielle, telle est la métaphore que file Eleanor Catton dans son premier roman, un teen-novel délicieusement amoral, brillant et vénéneux.
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La jeune Néo-Zélandaise, aujourd’hui âgée de 26 ans, n’en a que 22 lorsqu’elle écrit La Répétition. Elle étudie alors l’écriture créative à l’université de Wellington.
« J’ai commencé par écrire un monologue dans le cadre de mes cours, explique-t-elle lorsqu’on la rencontre à Paris chez son éditeur. Puis j’ai ajouté des dialogues, presque dans un processus d’écriture automatique. Les différents morceaux ont fini par s’imbriquer et le livre a pris forme. Au départ, je ne savais pas du tout où j’allais. Finalement, le thème de l’adolescence s’est imposé. Les ados ont une telle conscience d’eux-mêmes, chacun d’eux est son propre public, le spectateur intransigeant de ses transformations, de son corps, de ses limites. L’adolescent a déjà tous les attributs d’un adulte, sans en assumer les responsabilités. De la même manière, la répétition d’une pièce de théâtre ressemble en tous points à la vraie performance, mais elle semble moins réelle, simplement parce qu’il n’y a pas de public. »
« La séduction sale et perverse du monde »
Réel, imaginaire, fiction, Eleanor Catton brouille les cartes avec une virtuosité machiavélique. Elle échafaude une construction complexe et sophistiquée, faisant alterner deux intrigues qui finissent par se confondre.
Le roman s’ouvre ainsi sur l’histoire d’un scandale dans un lycée de jeunes filles. M. Saladin, le professeur de musique, est accusé d’avoir eu une relation sexuelle avec l’une de ses élèves. L’affaire sème le trouble chez les lycéennes : Isolde, la soeur de la « victime » ; Bridget, la copine complexée ; Julia, homosexuelle et affranchie… Elles se retrouvent soudain témoins « de la séduction sale et perverse du monde » et propulsées dans la sphère des adultes.
« Je voulais aborder la sexualité sous l’angle de la domination, précise Eleanor Catton. J’ai beaucoup pensé à la façon dont Georges Bataille parle de l’érotisme, mais aussi à La Peur de la liberté du psychanalyste Erich Fromm. »
Parallèlement à cette trame initiale, on suit un groupe d’étudiants dans une école d’art dramatique, qui décident de s’inspirer du fait divers impliquant M. Saladin pour leur pièce de fin d’année. Des apprentis comédiens sous l’influence d’Antonin Artaud.
Une incertitude narrative
La romancière s’avoue fascinée par le concept du théâtre de la cruauté développé dans Le Théâtre et son double. Dans une scène, un élève se remémore cette phrase d’Artaud : « J’ai donc dit ‘cruauté’ comme j’aurais dit ‘vie’ ou comme j’aurais dit ‘nécessité’, parce que je veux indiquer surtout que pour moi il n’y a là rien de figé, que je l’assimile à un acte vrai, donc vivant, donc magique. »
Rien de figé non plus dans La Répétition. Au fil des pages, la frontière entre les deux récits s’estompe insidieusement, la limite entre ce qui relève du réel ou de sa représentation se trouble. Tout est mouvant, labile, changeant. Comme si les personnages tentaient désespérément d’échapper au rôle qui leur est assigné.
« La théorie du genre me passionne. Elle ouvre un nouveau champ des possibles et modifie en profondeur la façon dont on aborde la question de l’identité, analyse Eleanor Catton. Les différences entre les sexes sont de plus en plus floues. J’ai voulu entretenir le même principe d’incertitude au niveau narratif. »
Dans cette parodie de tragédie où la facticité et les artifices s’affichent avec aplomb, où chaque acteur ressemble à « un pantin articulé avec des attaches parisiennes à grosse tête de cuivre jaune », un personnage tire les ficelles : la prof de saxophone. « C’était un personnage très amusant à écrire, raconte l’écrivaine. Il m’a été inspiré par une amie qui jouait du saxophone. Le saxo a quelque chose de très sexuel. D’ailleurs, on ne peut pas en jouer avant la puberté. »
Une mise en scène impitoyable
Choeur vicieux et prescient, la prof de saxophone hérite des meilleures répliques et manipule ses élèves comme des pions pour influer sur le cours de l’action en élaborant un jeu de rôle raffiné et sadique : « Quelquefois, pour s’amuser, la prof de saxophone essaie de s’imaginer ce que donnerait une autre distribution. Elle s’imagine la fille qui joue Bridget dans le rôle convoité d’Isolde, opère la conversion en esprit, lissant les pauvres cheveux qui ne ressemblent à rien en un rideau uni qui tombe, soyeux, à partir de la raie au milieu, appliquant du rose aux joues et imprimant à ces traits qui s’y prêtent si peu l’expression à la fois insouciante et blessée qui est devenue la marque d’Isolde. »
Mais la seule à vraiment orchestrer cette fascinante mascarade, c’est Eleanor Catton, metteur en scène impitoyable qui maîtrise chaque détail avec une précision quasi maniaque. Elle jongle très habilement avec différentes temporalités, différents niveaux de langages, usant alternativement d’une novlangue adolescente et d’un registre plus châtié, presque précieux, émaillant sa prose d’images d’une incongruité poétique et dérangeante. Lectrice compulsive, admiratrice d’Iris Murdoch et de Janet Frame, la précoce Eleanor Catton a réussi à imposer sa voix et son style dès son premier roman. Avec une grâce éclatante.
Elisabeth Philippe
La Répétition (Denoël), traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Erika Abrams, 448 pages, 22 euros
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