L’autrice de “Mudwoman” réussit encore son auscultation de l’Amérique avec un roman ambitieux qui dynamite les préjugés raciaux de la bourgeoisie.
Le roman s’ouvre en 2010 à Hammond, petite ville de l’État de New York. John Earle McClaren, “Whitey” pour les proches, 67 ans, homme d’affaires respectable et ancien maire, rentre d’un déjeuner au volant de sa Toyota Highlander dernier modèle. Sur le bord de la route, il voit un petit homme à la peau foncée molesté par des policiers hystériques. Whitey se gare, descend de voiture et tente de ramener les agents à la raison.
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Il est plein d’assurance, certain qu’ils vont se calmer dès qu’ils l’auront reconnu en tant qu’acteur influent de la vie locale. Mais ils ne savent pas qui il est, s’énervent, sortent leurs Taser et lui tirent dessus. Whitey s’écroule, terrassé par un AVC. Joyce Carol Oates, prix Femina étranger en 2005 pour Les Chutes, a publié près d’une centaine de livres – poésies, romans, nouvelles, essais. Elle est ici à son plus haut degré de maîtrise avec ce roman ambitieux de près de mille pages, un texte tendu qu’on ne lâche pas. Dans les nombreux sujets, intimes et sociétaux qu’elle y aborde, elle sait éviter la caricature et nous surprend du début à la fin.
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Sa famille McClaren est une incarnation de l’arrogance tranquille du rêve américain et une sorte de caisse de résonance de la nation tout entière. Car ils et elles sont en apparence très différent·es, les enfants de Whitey et son épouse Jessalyn. Homme d’affaires, Thom est l’héritier désigné. Beverly, la housewife parfaite.
Lorene, célibataire, dirige un lycée d’une main de fer et travaille avec acharnement. Sophia, qui fait de la recherche dans un labo de biologie, est la brave fille conciliante. Virgil est le vilain petit canard, plus ou moins artiste. Whitey était au centre de la famille alors, dans le désordre qui suit son décès brutal, tout se défait.
Les personnages d’Oates ne sont, dans leurs réactions et les secrets qu’ils révèlent, jamais prévisibles. Silence, non-dits, rancœur, rêves brisés refont surface. Ce thème du trop-plein de douleur qu’un incident conduit à dévoiler est souvent présent dans Beaux Jours, le recueil de nouvelles publié simultanément par les éditions Philippe Rey.
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Le roman peut donc d’abord être lu comme une immersion dans les affres d’une famille où les mésententes et les jalousies, pourtant violentes, ont été soigneusement dissimulées. Oates montre comment le père a attribué très tôt un rôle précis à chacun·e de ses enfants. La mère a pendant quarante ans joué l’épouse parfaite, censée faire tenir ensemble l’attelage brinquebalant en lui donnant des allures de spot publicitaire pour une marque de corn flakes.
L’émancipation de Jessalyn, libre pour la première fois de son existence, va déstabiliser ses enfants adultes bien plus que la mort de Whitey. Car si la disparition du patriarche, pour douloureuse qu’elle soit, est considérée comme étant dans l’ordre des choses, une femme qui prend sa vie en main et se met à faire ce qu’elle veut est vue dans la famille comme un rebondissement à peine croyable, dont l’onde de choc va avoir des conséquences cataclysmiques. Oates observe ici avec acuité les jeux de pouvoirs implicites au sein de la structure familiale. Jessalyn a toujours vécu sous l’autorité de son mari. Ses enfants, sans même y penser, veulent spontanément la mettre sous leur tutelle, pour son bien, et sont tout surpris qu’elle s’y dérobe. Et quand Jessalyn rencontre Hugo Martinez, artiste d’origine cubaine, ils et elles ne voient en lui qu’un homme forcément intéressé par l’argent de leur mère.
La société américaine sans filtre
À travers cette famille, Oates observe toutes sortes de problématiques présentes dans la société américaine, les rapports de genre et de classe, l’argent, la sexualité, plus particulièrement le racisme et les violences policières. Ces bourgeois·es blanc·hes ont toujours vécu comme si ces réalités n’existaient pas puisqu’ils et elles n’y étaient pas confronté·es.
De la même façon dont ils et elles ont refusé de regarder en face les failles de leur propre vie.
C’est par sa construction que ce livre est remarquable. Les chapitres suivent tour à tour chacun des personnages, restant au plus près des flux de leurs pensées sans pourtant endosser un récit à la première personne. Ce dispositif narratif, qui alterne les points de vue tout en gardant une distance, permet d’observer à la fois ce que chaque personnage croit être, et la façon dont il ou elle est vu·e par les autres. Et c’est bien le drame de chacun·e, de deviner que le reste de la fratrie ne le ou la considérera jamais autrement que selon la place qui lui a été assignée depuis l’enfance.
La Nuit. Le Sommeil. La Mort. Les Étoiles. (Philippe Rey) traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban, 928 p., 25 €.
Beaux Jours (Philippe Rey) traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché, 416 p., 21 €.
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