Dans son nouveau roman, Marie Darrieussecq met une bobo parisienne face à un jeune migrant et signe un texte émouvant, humain, souvent drôle, sur ces moments d’héroïsme qui peuvent sauver une vie. Rencontre.
“C’était là tout le temps”, explique Marie Darrieussecq au sujet des migrants, l’un des thèmes majeurs de son nouveau roman, La Mer à l’envers. “C’était là quand j’allumais la radio, quand je lisais le journal, quand je voyageais. J’ai été en Afrique, et me suis rendu compte que tout le monde voulait en partir. Pour moi, il y a trois grands sujets contemporains : la migration de masse, le réchauffement climatique et l’organisation de la surveillance généralisée. Ces trois sujets sont liés, et nous préparent à un monde pas vraiment meilleur.”
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Vingt-trois ans après Truismes, l’œuvre de Marie Darrieussecq a lentement mais sûrement fini par épouser les bouleversements sociétaux, planétaires, la façon dont ils teintent forcément d’angoisse nos vies occidentales. “J’écris sur le monde”, nous confie encore l’écrivaine, cette fois dans un sourire, consciente de ce que la formule a de cliché et de pompeux. Pourtant, c’est vrai, mais à sa façon bien à elle : non pas en isolant les drames ou les horreurs des pays du Sud de nos vies, mais en les y imbriquant.
Le lecteur fidèle retrouve le personnage de Rose
Ici, Darrieussecq réactive le personnage de Rose, déjà présent dans son roman Clèves (2011), qui portait sur la découverte du sexe par une gamine dans le village de Clèves (sorte d’alter ego fictif du village du Sud-Ouest où a grandi l’auteure). “J’ai décidé de ne plus inventer de personnages, précise-t-elle d’ailleurs, mais de réutiliser ceux de Clèves.”
Le roman commence quand Rose se retrouve une nuit nez à nez avec des migrants que le capitaine a décidé de sauver en les prenant à bord
Solange réapparaissait ainsi dans Il faut beaucoup aimer les hommes (prix Médicis 2013), suivant un homme qu’elle aime en Afrique, et Rose, devenue psychanalyste, devient ici le symbole d’une middle-class bobo et parisienne soudain confrontée à une tragédie qui la dépasse, celle des migrants.
Le roman commence quand Rose et ses enfants, à bord d’un paquebot le temps d’une croisière, se retrouvent une nuit nez à nez avec des migrants que le capitaine a décidé de sauver en les prenant à bord. “Dans toute l’histoire de ces croisières genre Costa, ça n’est arrivé que deux fois”, précise Darrieussecq qui avoue avoir déjà fait ce genre de croisière : “C’est le capitalisme dans ce qu’il a d’orgiaque et de plus déculpabilisé. C’est le luxe à hauteur de la classe moyenne européenne.”
Rencontre entre une bobo parisienne et un migrant africain
Décor parfait, c’est-à-dire parfaitement ironique, pour mettre en scène la rencontre improbable entre deux univers qui n’ont rien en commun, ne se croisent d’ailleurs pas : Rose, mère de famille parisienne, et Younès, jeune migrant africain. Dans un geste spontané, à toute vitesse, Rose va lui donner le portable de son fils.
A partir de là, elle ne cessera de le suivre de loin, de tenter de l’aider davantage, refusant de clore son compte téléphonique pour qu’il puisse rester en contact avec sa famille et se débrouiller, pour qu’il puisse la joindre en cas de besoin, priant pour qu’il parvienne à atteindre l’Angleterre.
“Voilà, elle s’en mêle… Qu’est-ce qui nous arrive face aux migrants, que fait-on ? En tant que citoyenne, j’ai été donner des bouteilles de shampoing porte de La Chapelle, mais au fond je n’en sais rien. Je ne sais pas qu’il faudrait faire, ce qu’il faudrait être. Les ‘no borders’ ne me conviennent pas non plus. Bref, je ne sais pas, et c’est cette position qui m’intéresse.”
“We can be heroes”
Comment un personnage qui ne sait pas non plus, qui a ses petites histoires – des problèmes de logement à Paris, un mari alcoolique et une tendance elle-même à boire un verre de trop, un travail de psy avec des enfants qui se prennent pour des extraterrestres, sa fille qu’elle risque de perdre un jour… –, va se mêler, sur un coup de tête, de la grande histoire. Comment elle va, un jour, elle si imparfaite, maladroite, si antihéroïne, va faire preuve d’héroïsme.
“J’étais fascinée par la chanson de Bowie, ‘We can be heroes, just for one day…’ C’est ce que j’ai voulu faire. Pas l’héroïsme à la Jean Moulin, mais juste un moment dans sa vie. A partir de quel moment va-t-elle être héroïque ? Que va en penser son mari ? Le roman est né ainsi…”
Marie Darrieussecq a interviewé nombre de migrants pour rendre compte de leurs trajectoires au plus près. Elle s’est rendue à Calais, “un paysage dévasté par les grilles. A un moment, j’en ai compté sept. Et puis il y a ce trou énorme sous la Manche, seulement réservé à nous, qui avons passeport et argent. C’est d’une violence terrible. A Calais, je me suis dit qu’il n’y avait plus que la magie comme solution.”
“Quand tu rencontres ces migrants, ça te ramène à une forme d’humilité, car il ne leur reste que la prière. Tu ne vas pas leur expliquer que Dieu n’existe pas : tu te tais et tu les écoutes.”
De Calais au Niger
Et elle s’est rendue au Niger : “C’est la nasse où sont refoulés les migrants de Libye et d’Algérie. Grâce à un prêtre catholique Italien, Mauro, le seul qui essayait de les aider, avec une radio alternative, j’ai pu recueillir les récits de ces jeunes. C’est, comme on s’en doute, du lourd. Mais il y a aussi de l’humour : comme le récit d’un jeune homme qui avait réussi à passer la frontière libyenne déguisé en femme voilée. »
C’est ainsi, aussi, par des insertions de comique, de ridicule, d’humanité, que son écriture évite la tragédie. Constamment tiraillée entre pessimisme (ou seulement réalisme, relire ses propos plus haut sur l’avenir effrayant de notre monde) et optimisme (ce que certains pourraient aujourd’hui qualifier de “déni”), l’auteure a choisi une forme d’enthousiasme face à l’individu, banal, impuissant, mais capable aussi de grands gestes de temps en temps, qui peuvent non pas sauver le monde mais réduire la souffrance d’un autre individu.
Marie Darrieussecq écrit donc sur le monde, consciente “que ça n’empêche rien” mais que ça peut créer un déclic chez son lecteur, qu’elle met “dans la position de se demander ce qu’il aurait fait à la place de mes personnages”. Oui, qu’est-ce qu’on aurait fait ? Ou plutôt : qu’est-ce qu’on fait ?
La Mer à l’envers (P.O.L), 249 p, 18,50 €
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