Dans un essai à la fois réflexif et pratique, “La Traversée des Alpes”, Antoine de Baecque écrit une magistrale histoire de la marche, à travers son expérience du GR5. De son épreuve physique, il tire un livre hypnotique.
Dans la mythologie de la randonnée en France, le GR5 occupe une place à part, tant il incarne depuis la fin du XIXe siècle l’acmé des sentiers de grande randonnée : son nirvana, son sommet, en somme. Baptisé dans les années 70 “la grande traversée des Alpes”, long de 650 kilomètres, traversant deux parcs nationaux, la Vanoise et le Mercantour, rejoignant le lac Léman à la Méditerranée, le GR5 tire sa notoriété légendaire de son exceptionnelle topographie mais aussi des récits qui ont accompagné son histoire : il fut au fil de son histoire un chemin de pèlerinage, de contrebande, de transhumance, une voie militaire…
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“Essai d’histoire marchée”
Comment saisir la légende de ce chemin autrement qu’en consignant les souvenirs de ses marcheurs les plus célèbres (Roger Beaumont, Jean Loiseau…) ? En le parcourant soi-même pour l’éprouver dans sa chair ! C’est à partir de cette conviction forte que la connaissance historique se nourrit de l’épreuve de son propre corps qu’Antoine de Baecque s’est lancé dans un vivifiant “essai d’histoire marchée”. Sa traversée des Alpes se présente autant comme le récit circonstancié de son expérience de marcheur, parti seul sur son sentier de la gloire à la fin de l’été 2009, que l’histoire plus classique du chemin et de la marche à travers lui.
“Ma première alliée dans ce défi est ma propre souffrance, qui est comme le signe de mon entêtement, le nerf de ma volonté, ma voie vers l’endurance”, précise-t-il. Marchant sur deux jambes durant un mois entier, Antoine de Baecque écrit aussi sur deux niveaux, infra et méta-historiques, sans cesse entremêlés. Comme un balancement cohérent entre l’intime et le global, son récit se lit ainsi autant comme un livre d’aventure à la Stevenson traversant les Cévennes qu’une réflexion savante sur l’histoire de la marche et du corps marcheur.
La pratique intime du corps endurant imprime les pages, haletantes, vives, denses, comme ses pas arpentant les quelques trente cols que comporte le GR5. L’auteur évoque avec précision les odeurs âcres de l’effort qu’on respire dans les refuges, où un mélange “de suée, de fauve, de vêtements humides, d’urine et de bois légèrement pourri” sature l’espace. La misère sexuelle caractérise aussi la vie des marcheurs solitaires : “l’érotisme est un interdit de l’Alpe ; elle est blanche et virginale, il ne faut pas la salir”…
Ascèse
Dans les Alpes, on refoule ses pulsions sexuelles, on souffre des pieds, on mange souvent mal, on s’ennuie aussi les jours de mauvais temps, enfermés dans le refuge, en attendant de remettre le corps en marche… “La marche relève d’une ascèse au sens grec d’exercice, un programme d’exercices qu’on s’impose parce qu’ils participent à la construction de soi en vous intégrant dans la sauvagerie de la nature”, souligne Antoine de Baecque, dont les pages inspirées et suantes oscillent entre l’exploration de ses affects et l’ouverture à une forme d’histoire totale. Si l’apaisement “qui nous vient dans l’amitié d’une montagne” (Jean Giono) le gagne dans sa traversée, on devine surtout chez l’auteur le souci d’inventer un objet historique dont il restait à faire l’archéologie.
Tout en s’inscrivant dans un contexte éditorial de plus en plus épais sur le sujet (les témoignages et réflexions de marcheurs se multiplient, de Frédéric Gros à Axel Kahn), son essai déploie, aussi bien à travers sa forme conceptuellement très riche qu’à travers la somme de connaissances qu’il révèle, un geste littéraire et historique plein de souffle.
Sa traversée, aussi rude fût-elle, est celle d’un promeneur solitaire dont la rêverie nourrit l’analyse historique et confère à la montagne sa dimension magique.
Antoine de Baecque, La Traversée des Alpes, essai d’histoire marchée (Gallimard, 25 €)
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