Avec La Tempête, conclusion de leur Ligue des gentlemen extraordinaires, Alan Moore et Kevin O’Neill quittent la bande dessinée l’esprit farceur et débridé.
En 2016, au moment de la sortie de son roman-fleuve Jérusalem, l’Anglais Alan Moore avait annoncé ses adieux à la bande dessinée, devenue trop bourgeoise à ses yeux. Il lui restait une dernière mission à accomplir, par respect pour une de ses œuvres fétiches, peut-être la plus ambitieuse.
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Sa retraite comme scénariste devient seulement effective maintenant qu’il apporte la pierre finale à La Ligue des gentlemen extraordinaires, série gigogne qui lui a permis de réécrire l’histoire de l’humanité en intégrant des pans entiers de la culture populaire. L’action des premiers volumes se situait à l’ère victorienne, avec, en têtes de gondole, des personnages nés dans des romans du XIXe : Mina Murray (échappée du Dracula de Bram Stoker), le capitaine Nemo de Jules Verne ou le docteur Jekyll imaginé par Robert Louis Stevenson.
Un collage réalisé avec amour et mauvaise foi
Moore et son compatriote, le dessinateur Kevin O’Neill, ont petit à petit intégré dans leur mixeur des œuvres de fiction du XXe siècle – 1984 de George Orwell ou le James Bond d’Ian Fleming – et développé une impressionnante chronologie allant de l’Antiquité jusqu’à la fin du troisième millénaire. Placé sous le parrainage de Shakespeare – La Tempête était sa dernière pièce de théâtre –, ce volume jongle pareillement avec les époques. On y suit notamment Mina Murray, Emma Night, ex-agente du MI5 calquée sur la Emma Peel du feuilleton télé Chapeau melon et bottes de cuir, et Orlando, emprunté au roman signé Virginia Woolf, mais aussi toute une troupe de superhéros anglais désuets, les Sept Etoiles.
Pour cet ultime tour de piste commun (O’Neill tire également sa révérence), les deux auteurs s’efforcent de rendre cohérente une entreprise graphico-littéraire qui les aura occupés durant deux décennies. Mais cette “fête d’adieu” donnée par ces deux “comics de cirque”, comme ils l’écrivent sur la page d’introduction, est avant tout pour eux l’occasion de revisiter ce qu’ils ont aimé, d’abord, dans la bande dessinée. Chacun des six chapitres leur permet de retoucher, avec un esprit fort sarcastique, les genres qu’ils ont affectionnés avec innocence, avant que l’industrie des comics – les majors DC et Marvel – ne devienne une machine cynique.
Un humour féroce et quasi punk
Collage réalisé avec amour et mauvaise foi, La Tempête voit notamment des strips noir et blanc à l’ambiance polar soudain publiés dans le sens vertical ou des parodies d’illustrés pour la famille jaillir au milieu d’aventures de science-fiction (comme on pouvait en trouver dans les pulps). Tout à coup, l’action se poursuit dans une imitation du Little Nemo de Winsor McKay ou de l’hebdomadaire britannique 2000 AD où les deux Anglais ont débuté. Ce jeu de références paraît infini – un personnage de l’écrivain David Foster Wallace endosse le rôle de Donald Trump à l’arrière-plan de quelques cases –, et le danger semble s’y perdre comme dans un marécage.
Mais La Tempête fonctionne aussi au premier degré, pas avare en surprises et en coups de théâtre dignes des récits d’espionnage. L’irruption de scènes en 3D provoque, elle, un enchantement béat. Quant à l’humour, féroce et quasi punk, dans lequel baigne l’album – voir le faux courrier des lecteurs –, il empêche le magicien Moore, maître de la méta-intrigue, et le métamorphe O’Neill, de se prendre au sérieux.
La Ligue des gentlemen extraordinaires. La Tempête (Panini Comics), traduit de l’anglais par Makma/Mathieu Auverdin, 224 p., 30 €
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