Ce récit singulier de la conception d’un dictionnaire, adapté par Haruko Kumota d’un roman japonais à succès, décrit la façon dont une passion peut hanter celles et ceux qu’elle habite.
On ne peut s’empêcher de penser, devant le titre de ce manga, à un autre grand livre utilisant le même terme : La Traversée des apparences de Virginia Woolf. On ne peut non plus prévenir le souvenir de la préface de l’anthologie des romans graphiques de Floc’h et François Rivière (Une amitié singulière, Dargaud), qui se terminait par ces mêmes mots, écrits par un personnage à un autre, en guise d’oraison funèbre :
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“Vous n’avez jamais failli à votre parole, à cet accord tacite qui régnait entre nous comme une promesse d’enfants, au cours de ce que les autres appellent la vie et dont je sais, plus qu’aucune autre, qu’il ne s’agit que de la traversée des apparences.” Tout ici tend à cela : des promesses d’enfants et la dissection de la traversée des apparences.
À travers le récit de la fabrication d’un dictionnaire par une équipe de spécialistes, que rejoint un nouvel expert, La Grande Traversée est une plongée dans le sens que l’on attribue aux mots, et la façon dont leur multiplicité se déploie. La façon dont ils nous affectent aussi. Elle est, tout au long, une dissection du processus par lequel le travail se constitue autour d’un même projet, d’un même ouvrage – pour ne pas dire une même œuvre.
Lorsque tout sera terminé, ils auront traversé ensemble quelque chose qui les aura changés
Au-delà des anecdotes, se joue là la façon dont les choses sont construites, par des gens aux tempéraments différents et qui finissent par trouver, dans la fabrique même d’un artefact, un terrain commun, une sorte de territoire qu’ils et elles défrichent ensemble.
Seul le mélange compte
À force de faire ce geste, ils et elles finissent pas se connaître intimement les un·es les autres. Et ce alors même que rien ne s’y prête ou ne les y oblige : le contexte professionnel rend les rapports extrêmement cérémonieux et le travail lui-même, autour des mots, de leur définition, de la manière dont l’ensemble du dictionnaire prend forme, nécessite des personnalités concentrées, sérieuses, presque renfermées sur elles-mêmes.
La beauté du livre consiste en l’introduction, au fil du récit, de personnages venant chatouiller la mécanique, et d’événements signifiant que trop de sérieux, parfois, tue le sérieux. Et que seul le mélange, des gens, des genres, compte.
Au bout de la lecture, il s’est tout de même déroulé une traversée : celle de la vie de personnages entièrement bouleversés par ce qu’ils ont manufacturé, par les risques qu’ils ont pris pour y parvenir et la façon dont leur vie privée en a été affectée, renversée même. Lorsque tout sera terminé, ils auront traversé ensemble quelque chose qui les aura profondément et intimement changés. Jusqu’à la prochaine édition.
La Grande Traversée de Haruko Kumota, d’après le roman de Shion Miura (Le Lézard Noir), traduit du japonais par Cyril Coppini, 320 p., 18 €.
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