Salué par Breton ou Queneau, Jean-Pierre Brisset fit subir bien des outrages à la langue dans La Grande Nouvelle. Ce texte hilarant de 1900 est enfin réédité, et démontre que l’homme descend de la grenouille.
L’homme ne descend pas du singe comme le démontra bêtement Darwin, mais remonte à la grenouille. C’est La Grande Nouvelle annoncée en 1900 par l’essayiste Jean-Pierre Brisset (1837-1919) et répercutée depuis par quelques bonnes marraines qui se penchèrent sur le berceau de cette sidérante proclamation : entres autres, André Breton, Raymond Queneau, Michel Foucault.
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Et comme dans les contes de fées, la grenouille fut transformée en prince charmant par un quarteron de rigolos, Jules Romains en tête, qui, à la suite de la lecture de La Grande Nouvelle, sacra Jean-Pierre Brisset “prince des penseurs”.
“Pour penser, on n’est pas obligé de quitter ses vêtements”
Les cérémonies du couronnement eurent lieu le 13 avril 1913 : accueil du récipiendaire à la gare Montparnasse par Romains et ses complices en déconnade, déambulation en fiacre dans les rues de Paris, banquet sur un lit de dithyrambes, et visite à la statue d’un autre fameux penseur, sculpté par Rodin.
“Toute l’humanité ne forme qu’un corps. On a toujours vécu et on ne mourra pas”
A en croire un compte rendu paru à l’époque dans Le Figaro, le canular tourna vinaigre quand Brisset, vieux monsieur chancelant de 76 ans et totalement dupe de la méchante plaisanterie, prit la parole. D’une part, pour préciser qu’il était un personnage “chargé d’une mission d’en haut”, d’autre part, pour rappeler que “toute l’humanité ne forme qu’un corps. On a toujours vécu et on ne mourra pas”.
La pochade se retourna définitivement contre ses organisateurs quand Brisset, considérant la sculpture de Rodin, diagnostiqua que “pour penser, on n’est pas obligé de quitter ses vêtements et de contorsionner son corps comme on le voit sur ce chef-d’œuvre”.
“Quand on est mort, c’est pour longtemps”
Mais qui était donc ce déconcertant zigoto ? A consulter quelques éléments empruntés aux ouvrages de Marc Décimo, biographe et thuriféraire de Brisset, on apprend que l’auteur de La Grande Nouvelle fut tour à tour pâtissier, soldat, professeur de langues, puis surveillant à la gare d’Angers.
Brisset entra en littérature en 1871 avec La Natation ou l’art de nager appris seul en moins d’une heure. Du Jarry avant la lettre. Suivirent d’autres facéties qui proclamaient que “quand on est mort, c’est pour longtemps”, et, en 1900, La Grande Nouvelle, sommet prophétique paru sous la forme d’un prospectus tiré à dix mille exemplaires.
Sans trop verser dans le déterminisme géographique, quand on est né en 1837 à La Sauvagère (Orne) et qu’on a habité quelque temps impasse de la Gaîté (Paris), forcément, quelque part, ça marque. Il vaudrait mieux écrire “quelle queue part”.
“Brisset est juché en un point extrême du délire linguistique”
Car à lire La Grande Nouvelle, on déguste un art inouï de fracasser le langage, une entreprise de démolition fort peu tempérée, comme une tempête de neige en plein été. Dans un texte qui sert de préface à la présente réédition, Michel Foucault écrit : “Brisset est juché en un point extrême du délire linguistique.”
“En avant ! Nous entrons dans notre sujet sans préambule”
C’est rien de le dire et ce, dès le titre du premier chapitre qui n’y va pas par quatre chemins mais un seul, dégagé au bulldozer : “En avant ! Nous entrons dans notre sujet sans préambule.” Ce n’est pas un itinéraire bis, plutôt une déroute complète, une Bérézina des mots et de leurs sens, de la confiture empoisonnée pour les cochons de lecteurs que nous sommes.
Exemple : “Le premier qui cria : Du suc, c’est !, eut du succès.” Mais encore : “Uranus comme ure-anus, qui urine par l’anus.” Il y a de l’enfance de l’art dans cette façon de tripoter les mots et leur phonétique, de l’art brut à la façon de Chaissac, de l’art naïf, tel celui du Douanier Rousseau dont Brisset fut le contemporain.
“Instruire de la grande loi cachée dans la parole”
Au feu, la grammaire ! Au bûcher, la syntaxe et l’orthographe ! Mais les incendies de ce pompier pyromane sont propagés avec le plus grand sérieux académique. D’où, volontaire ou pas, son humour fou. On songe, va savoir pourquoi, à Valérie Lemercier prononçant, en détachant bien les syllabes, des mots comme “con-cul-pissant”.
La méthode Brisset et son dessein (“nous instruire de la grande loi cachée dans la parole”) ne sont cependant pas aussi zinzins qu’il n’y paraît. Brisset est un arpenteur de la nuance, de la marge, un voyageur solitaire errant dans le désert qui, entre nos yeux et la page, sépare la chaleur de la lecture et la froideur du sens. Brisset ne sait pas, et à vrai dire s’en fout, que son micmac linguistique peut dévoiler certains soubresauts de l’inconscient.
Son idée, mise à l’épreuve quand il écrit, ce n‘est pas qu’il y a des jeux de mots mais plutôt qu’il y a du jeu entre les mots, des chocs, des bagarres, du bruit, des grincements, des rires, des hurlements. Comme assis au bord du bac à sable, Brisset est à la fois le scribe et le moniteur d’une colonie d’affreux jojos qui mettent à sac la littérature tout en la respectant, car tout cela est fabuleusement bien écrit.
Ce chaos des mots est une danse macabre qui, de fil en aiguille, Brisset aurait sûrement dit “défile en haie guise”, nous rapproche du grand marécage primitif, ce boucan amibien d’où nous procédons. D’où les batraciens originaires.
Aristophane faisait déjà du Brisset lorsque dans Les Grenouilles il ponctue le dialogue entre les dieux de savoureux “coax, coax, brekekekex”. Autrement dit par Foucault : “Bien avant que l’homme fut, ça n’a pas cessé de parler.”
La Grande Nouvelle de Jean-Pierre Brisset (éditions Prairial), 103 pages, 12 €
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