Les intellectuels ont disparu de l’espace public ; la pensée juive est passée de la modernité au conservatisme… Dans ses deux nouveaux livres, Enzo Traverso raconte ces mutations et plaide pour un retour de la conscience critique.
Aujourd’hui enseignant à l’université Cornell de New York, l’historien Enzo Traverso a traversé des pays et des continents depuis ses premiers travaux universitaires au début des années 90. Son cosmopolitisme géographique est à la mesure de ses vastes champs de recherche centrés sur l’histoire politique et intellectuelle du XXe siècle, en particulier ses violences incarnées dans les totalitarismes (cf. L’Histoire comme champ de bataille – Interpréter les violences du XXe siècle, La Découverte, 2011). Historien ancré dans son temps, associé au travail militant de revues ou maisons d’édition (Contretemps, La Fabrique, Lignes…), Enzo Traverso traverse son époque avec la lucidité d’une intelligence à vif. Il publie aujourd’hui deux livres, un sur l’histoire des intellectuels dans l’espace public français, et un autre sur la modernité juive, comme autant d’accomplissements de ses questionnements sans fin.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ou comment, sur les cendres des brûlures de l’histoire et des vents conservateurs contemporains, redessiner les lignes mobiles d’un nouveau progressisme de gauche ?
Dans Où sont passés les intellectuels ?, vous évoquez la disparition progressive de la figure de l’intellectuel universel, organique, remplacé par l’intellectuel spécifique, voire de l’expert. Ce clivage, identifié par Foucault, a-t-il encore un sens ? N’est-il pas possible qu’un intellectuel soit à la fois l’un et l’autre ?
Enzo Traverso – La naissance de l’intellectuel « spécifique » est une conséquence inévitable de la spécialisation des savoirs et de la division du travail. Contester cette tendance n’aurait pas de sens ; ce qui définit l’intellectuel, cependant, ce n’est pas une compétence particulière mais plutôt le fait de la mobiliser pour intervenir dans la vie de la cité, pour en faire un usage public, pour remplir une fonction critique. Ce qui faisait d’Einstein un intellectuel, ce n’était pas sa théorie de la relativité mais ses prises de position dans la société de son temps, contre la guerre d’abord puis contre le nazisme. Le concept d’universalisme est souvent contesté aujourd’hui – y compris à gauche – mais si on enlève à l’intellectuel sa vocation universaliste, il cesse d’exister. Cet universalisme n’est pas incompatible avec la spécialisation.
Qui incarne, selon vous, ce modèle d’un intellectuel critique, à la fois centré sur son savoir et ouvert à l’universalité de la pensée ?
La figure de l’intellectuel a été incarnée, au départ, surtout par des écrivains, notamment en France (Zola), mais aussi ailleurs. Après-guerre, l’écrivain engagé a été tendanciellement remplacé par le chercheur et l’homme ou la femme de pensée (Gramsci, Arendt, Foucault). À notre époque, ceux qui me viennent à l’esprit sont un critique littéraire comme Edward W. Said, des historiens comme Tony Judt ou Perry Anderson. Toutes ces personnalités ont utilisé leur réputation pour faire entendre une voix anticonformiste, dénoncer les formes modernes de la domination, critiquer le pouvoir.
Que pensez-vous du lien, en apparence fragile, entre la parole des intellectuels et la réalité des mouvements sociaux ?
Il est vital. Les intellectuels peuvent constituer la conscience critique des mouvements sociaux et, si nécessaire, se remettre en cause à leur contact. Mais ils devraient garder leur indépendance et leur distance critique. Aujourd’hui, les mouvements sociaux sont de plus en plus soucieux de leur autonomie ; ils engendrent leurs propres leaders, n’acceptent pas d’être hétéro-dirigés.
Comment percevez-vous l’état du débat intellectuel en France, vu depuis les États-Unis où vous enseignez aujourd’hui ?
La France a cessé depuis longtemps d’être le centre de la vie intellectuelle internationale. Dans le monde globalisé, les idées nouvelles surgissent souvent des pays et des cultures qui, lorsque l’Europe se considérait au centre du monde, étaient vues comme « périphériques ». Mais la France demeure un pays très vivant sur le plan intellectuel, peut-être aussi à cause de la vague conservatrice qui a déferlé au cours des vingt dernières années et qui, inévitablement, a suscité des contre-tendances. Le lien symbiotique qui existe en France entre culture et politique, et qui fait de l’Université une sorte de sismographe des tensions qui traversent la société, n’a pas d’équivalent aux États-Unis. Ici, les universités sont des lieux extraordinaires de création mais restent largement coupées de la société civile.
La French Theory n’est-elle qu’un souvenir ou continue-t-elle d’irriguer les débats ?
On ne parle plus beaucoup de French Theory mais ses auteurs sont désormais intégrés dans le « canon » de la théorie critique, notamment dans les études postcoloniales. On pourrait sans doute parler d’un renouvellement, car des penseurs comme Alain Badiou ou Jacques Rancière sont assez populaires dans les campus américains.
Votre ami feu Daniel Bensaïd parlait d’un » pari mélancolique » à propos de la nécessité de faire le deuil des révolutions passées sans se plier pour autant à l’ordre du présent. Ce pari vaut-il toujours pour vous ? Comment le relever ?
Ce « pari mélancolique » est tout le contraire de la résignation ou de la démobilisation. Il ne se nourrit pas de la nostalgie romantique d’un passé perdu mais de la mémoire des vaincus. C’est la mélancolie qui a suivi toutes les révolutions échouées, depuis deux siècles. Et c’est un pari qui tient au constat – étranger aux révolutions du passé – qu’il n’y a pas un sens de l’histoire et qu’il est nécessaire d’inventer des chemins nouveaux.
Dans La Fin de la modernité juive, vous analysez la transition du monde intellectuel juif de la critique sociale vers le conservatisme et la domination, ou, pour résumer, de Rosa Luxemburg vers Ariel Sharon. Quels sont les principaux facteurs de ce mouvement de balancier ?
J’ai essayé de mettre en lumière un tournant historique majeur. Pendant deux siècles, les Juifs ont été la conscience critique du monde occidental. Ils étaient au coeur de sa culture mais leur position sociale d’outsiders – appartenant à une minorité diasporique et extraterritoriale dans un monde organisé en États nationaux – les poussait à adopter une posture critique, à regarder le monde de manière non conforme aux normes dominantes. Aujourd’hui, après la Shoah, l’axe du monde juif s’est déplacé de l’Europe vers les États-Unis et Israël. Or, dans ces deux pays – à la différence de l’Europe du XIXe et de la première moitié du XXe siècle -, les Juifs sont essentiellement du côté du pouvoir.
La droitisation est-elle spécifique aux Juifs ou s’inscrit-elle dans un mouvement plus universel post-chute du Mur : libéralisme, Tea Party, UMP/FN, dirigeants de gauche libéraux compatibles tels Obama ou Hollande… ?
La chute du Mur a été un tournant à l’échelle globale qui a accéléré et rendu visible, au sein du monde juif, une mutation bien plus ancienne. Pendant la première moitié du XXe siècle, la politique juive a été marquée par des figures de révolutionnaires « cosmopolites » comme Rosa Luxemburg et Trotski. Trente ans plus tard, voilà qu’apparaît un Kissinger, stratège de la politique impériale américaine pendant la guerre froide. Cette transition de la révolution à l’impérialisme me semble tout à fait emblématique.
Vous écrivez que l’antisémitisme a disparu, remplacé en partie par une nouvelle judéophobie. Quelles différences entre les deux ? Et peut-on affirmer que le rejet des Juifs n’existe plus quand on voit les affaires Halimi ou Merah, les discours officiels de l’Iran, d’Al-Qaeda ou de la mouvance jihadiste, la circulation du Protocole des sages de Sion dans les pays arabes ou la résurgence de mouvements néonazis ?
L’antisémitisme n’a pas disparu, je n’ai pas écrit cela. Ce que, avec bien d’autres analystes, j’appelle une nouvelle judéophobie, est une hostilité à l’égard des Juifs qui peut prendre des formes très violentes (les cas que vous citez le prouvent) et vis-à-vis de laquelle je n’ai aucune indulgence. Pour combattre efficacement cette judéophobie, cependant, il faudrait partir du constat qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec l’antisémitisme traditionnel. La haine de Merah ne se nourrissait pas de Barrès ou Céline. L’antisémitisme qui a structuré le processus de formation des sociétés nationales en Europe et qui a largement modelé, pendant deux siècles, leur habitus mental, des élites aux couches populaires, est aujourd’hui en déclin. Au contraire, l’Europe fait de la mémoire de l’Holocauste une sorte de « religion civile » des droits de l’homme et stigmatise l’antisémitisme. Cette condamnation est d’autant plus intransigeante qu’il n’y a pas de Juifs parmi les sans-papiers susceptibles d’expulsion, ces derniers étant plutôt des Africains, des Arabes ou des Roms. La xénophobie et le racisme ont pris d’autres formes et s’exercent contre d’autres cibles.
Le mot « islamophobie » n’est-il pas aussi piégé que le mot « antisémitisme » et ne risque-t-il pas de brouiller la frontière entre racisme et critique anticléricale ?
Vous avez raison, cette distinction me paraît nécessaire, comme il me paraît nécessaire de soutenir ceux qui, avec beaucoup de courage, mènent un combat « anticlérical » sous des régimes islamistes ou en voie d’islamisation, comme en Tunisie. Sauf que, en Europe, la défense de la laïcité est souvent une façade derrière laquelle se cache un vieux préjugé colonial. La xénophobie devient respectable lorsqu’elle se cache derrière la défense des droits des femmes et des homosexuels. Alors, déconstruisons aussi la laïcité.
Recueilli par Jean-Marie Durand et Serge Kaganski
Où sont passés les intellectuels ? (Textuel), conversation avec Régis Meyran, 112 pages, 17 € La Fin de la modernité juive – Histoire d’un tournant conservateur (La Découverte), 256 pages, 19,50 €
{"type":"Banniere-Basse"}