Après Happycratie et Les Marchandises émotionnelles, la sociologue Eva Illouz s’engage une nouvelle fois sur le terrain accidenté de l’intime. Un questionnement des travers de la libération sexuelle et de la place du capitalisme dans nos relations amoureuses et sexuelles.
Il n’y a pas de point d’interrogation. C’est un constat sans appel que la sociologue Eva Illouz dresse dès le titre de son nouvel ouvrage : la fin de l’amour. Une sorte de déclaration de décès en bonne et due forme d’un certain idéal amoureux porté par une culture occidentale platonicienne, dans laquelle l’amour était un acte de complétude mais aussi d’affirmation de soi, puisque de rébellion face au carcan sociétal que symbolisait le mariage. On embrassait la liberté en aimant : “Dans ce nouvel ordre émotionnel et affectif, la volonté ne s’affirme plus par la capacité à exprimer ses désirs (comme dans la religion chrétienne), mais, précisément et inversement, par la capacité à agir selon leur injonction, par le choix d’un objet qui corresponde à ses émotions individuelles et réponde à sa volonté propre”, écrit Eva Illouz en introduction.
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Vint ensuite la libération sexuelle, qui prônait justement « l’amour libre”. Libérées des chaînes matrimoniales, contractuelles, religieuses, voire émotionnelles, les relations sexuelles devenaient l’expression d’une subjectivité et donc une forme de réalisation d’existence de soi au monde. Que se passe-t-il ensuite ?
L’impact du consumérisme sur nos vies
Beaucoup de choses, et peu réjouissantes d’après ce qu’en dit Illouz, qui poursuit ici sa réflexion (déjà bien entamée dans Happycratie, en 2018, et Les Marchandises émotionnelles, en 2019) sur l’impact du capitalisme et du consumérisme sur nos vies personnelles et intimes dans une volonté clairement affichée de ne pas laisser ce terrain-là à la psychologie. En clair, nos vies amoureuses et sexuelles ne sont pas uniquement formatées par nos émotions et nos pensées, mais bien par la société dans laquelle nous nous inscrivons, comme par l’économico-politique qui nous gouverne.
Afin de mieux comprendre la dissolution de certains liens de sociabilité à l’ère du capitalisme et de l’hyper-technologie, Eva Illouz enquête sur le “non-amour”, tous ces moments de fuite, de désengagement, de désintérêt qui concourent à la disparition des liens amoureux et affectifs remplacés par une constante angoisse, elle-même fruit d’une incertitude.
A force de faire reposer le principe de liberté sur celui du choix – et donc de lier étroitement la liberté au consumérisme –, nous voici prisonniers du vide, concurrents d’une course à un objet inexistant, mus par le désir d’on ne sait quoi, ici une nouvelle fringue, là le corps d’un être humain. Au rayon céréales des supermarchés répondrait l’application Tinder ; à la dictature du choix personnel comme principe même d’existence dans notre société moderne ferait écho celle du choix infini de partenaires. Je choisis, donc je suis : c’est là où le bât blesse. “La subjectivité semble être intensifiée par la capacité à objectiver les autres dans une posture de détachement affectif, à choisir ou à ne pas choisir un consommateur”, écrit-elle plus loin.
Le choix impliquant évaluation et valorisation, nous voici à nous noter tous autant que nous sommes dans un vaste système de hiérarchisation du corps hyper-sexualisé par une société qui veut faire acheter le kit de l’éternelle jeunesse, puisque c’est ce corps-là qui serait le plus “sexy”, selon des critères prosaïquement instaurés par le patriarcat.
Des femmes toujours dans l’obligation de plaire ?
Là survient la partie la plus intéressante de La Fin de l’amour, lorsque Eva Illouz décortique les mécanismes ayant conduit les libérations amoureuse et sexuelle à produire des inégalités de genres. “Parce que la sexualisation de l’identité féminine ne s’est pas accompagnée d’une véritable redistribution du pouvoir social et économique, et parce qu’elle a en quelque sorte renforcé le pouvoir sexuel des hommes sur les femmes, elle fait du patriarcat traditionnel quelque chose d’attrayant.”
Ainsi serait déclenché le mécanisme d’auto-objectivation des femmes comme principe d’empowerment à l’heure du tout-sexuel. Or, Eva Illouz pose justement la question du tout-sexuel : sans cesse évalués (et donc potentiellement dévalués), ne vivrait-on pas plutôt une dictature sexuelle ? Surtout concernant les femmes, toujours tenues de plaire selon certains critères esthétiques (et donc consuméristes) imposés, quand leurs homologues masculins assument âge, bedaine et auréoles sous les bras.
Devançant nos craintes, Eva Illouz se défend à plusieurs reprises de signer un manifeste réac contre la libération sexuelle et pour la restauration de schémas normatifs. On veut bien la croire, même si le doute persiste, comme le risque d’infantilisation de son « sujet économico-sexuel ». Dans une démarche plus proche d’un Houellebecq (qu’elle cite d’ailleurs), la sociologue propose plutôt de prendre conscience des risques engendrés par l’entrée massive du capitalisme dans nos vies et jusque dans nos lits.
Déplorant la disparition des liens solides d’amour, d’amitié et de solidarité, remplacés par « l’hyper-subjectivité”, elle rappelle que “la liberté a besoin de rituels”, sans préciser de quels rituels il pourrait s’agir… Peut-être est-ce justement à nous de les (re)trouver, alors que s’engagent à l’heure actuelle de vastes réflexions sur les inégalités de genres engendrant des rapports de domination et de soumission, mais aussi sur le mieux jouir – sans prendre cette fois-ci les comportements masculins types comme modèles, mais en rebattant les cartes. A nous de jouer.
La Fin de l’amour – Enquête sur un désarroi contemporain (Seuil), traduit de l’anglais par Sophie Renaut, 416 p., 22,90 €
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