Plusieurs textes vampiriques entrent enfin en Pléiade, dont le fascinant Dracula, et une découverte : Le Sang du vampire de Florence Marryat. Et si le vampire avait été, de tout temps, un vecteur de modernité ?
Cinq ans après avoir consacré un volume à Frankenstein et autres romans gothiques, la bibliothèque de la Pléiade fait entrer un autre monstre dans son catalogue : le vampire. Dracula et autres écrits vampiriques apporte la preuve, si besoin en était encore, que ces romans populaires et fantastiques relèvent bien de la littérature, qu’ils sont à prendre au sérieux, et qu’ils nous parlent encore aujourd’hui.
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« Le vampire demeure, par essence, un être terrifiant »
Dans l’introduction, Alain Morvan – qui avait déjà édité le volume des romans gothiques – rappelle que le vampire incarne souvent nos peurs face à la modernité et au progrès technique. C’est peut-être pour les mêmes raisons qu’il a bénéficié d’un retour de mode ces dernières années, de la série télé True Blood à la série romanesque, puis ciné, Twilight de Stephenie Meyer. Mythe à l’ancienne, le vampire est peut-être devenu une figure bizarrement rassurante dans un monde qui se dématérialise à toute vitesse via le Net ; en même temps qu’il incarne encore le symbole d’un capitalisme et d’une finance carnassière qui prospèrent au prix de notre sang. Et puis si le XIXe siècle était obsédé par la vie après la mort ou la vie éternelle – de la vogue des médiums et des sociétés d’occultisme aux romans Frankenstein et Le Portrait de Dorian Gray –, la fin du XXe siècle et le début du XXIe sont fascinés par le clonage et le transhumanisme.
C’est peut-être notre propre pulsion vampirique, comme notre désir d’être mordu, qui s’incarnent dans cet être mi-animal, mi-humain
« En dépit de certaines variations cinématographiques qui, au début du XXIe siècle, ont tenté de le tirer vers la suavité apaisante d’une romance crépusculaire teintée de joliesse, le vampire demeure, par essence, un être terrifiant », écrit Alain Morvan. « Il est, par excellence, l’ennemi qu’on peut s’attendre à trouver partout. » Y compris, et surtout, en soi. Car c’est peut-être notre propre pulsion vampirique, comme notre désir d’être mordu, qui s’incarnent dans cet être mi-animal, mi-humain, mi-vivant, mi-mort, ainsi que l’éternel conflit entre notre moi civilisé et nos instincts primitifs. Dont bien sûr le sexe : le vampire est sexuel par essence et peut ainsi permettre aux auteurs du XIXe de braver certains interdits victoriens, même de façon très biaisée.
Le Sang du vampire et Dracula
Parmi les textes rassemblés et nouvellement traduits dans ce Pléiade – Christabel de Coleridge, Le Vampire de Polidori, Fragment de Lord Byron, Carmilla de Le Fanu et Dracula de Bram Stoker –, il faut lire la véritable découverte, enfin traduite : Le Sang du vampire, excellent roman de la fascinante Florence Marryat. Auteure de nombreux livres sur la femme victorienne, mariée deux fois et mère de sept enfants, convertie au catholicisme, Marryat deviendra l’un des dirigeants de la National British Association of Spiritualists.
En 1897, deux ans avant de s’éteindre à Londres, elle met en scène une jeune femme aussi belle qu’étrange, semant la discorde dans la petite société des résidents d’un hôtel en bord de mer, surtout composée de femmes seules ou aux maris absents – dans tous les sens du terme. Peu à peu, celles qu’elle fréquente sont prises de malaise, s’étiolent autant qu’elles sont attirées par elle. Représentant cette attirance comme mortifère, le roman peut se permettre d’autant plus franchement, et avec d’autant plus de sensualité, de représenter le désir homosexuel.
Le Dracula de Bram Stoker mettait déjà à mort le concept d’un auteur omniscient et omnipotent, sorte de petit dieu aux commandes du roman
Mais le texte le plus moderne de tous reste incontestablement Dracula de Bram Stoker. Concentré de tous les textes vampiriques écrits avant lui, mais aussi héritier de la forme (épistolaire) du roman XVIIIe siècle par excellence que sont Les Liaisons dangereuses de Laclos, Dracula est écrit sous la forme d’un puzzle de lettres, extraits de journaux intimes de ses protagonistes et coupures de presse.
Bram Stoker avait choisi de procéder ainsi pour rendre véridique son récit pourtant fantastique. Sauf qu’ainsi constitué d’une multitude de paroles, de récits, son Dracula mettait déjà à mort le concept d’un auteur omniscient et omnipotent, sorte de petit dieu aux commandes du roman. Le seul à être omnipotent (à la place de l’auteur qu’il vient de tuer en même temps qu’il suce le sang de ses victimes), c’est Dracula lui-même, qui apparaît à tous, souvent de nuit alors qu’ils sont endormis, comme un souvenir, un rêve, une pulsion enfouie dans la psyché de tous délivrée seulement lors de l’inconscience.
Une figure triomphante de l’inconscient
Nous sommes tous des vampires en puissance, nous dit le roman, entourés d’autres vampires en puissance. En s’attaquant à l’auteur, en l’éliminant au profit d’une narration polyphonique, Dracula annonce sa mort, ce qui sera l’un des grands thèmes au cœur de la modernité artistique du XXe siècle. Publié à son orée, en 1897, le roman de Bram Stoker est tout aussi hérétique que celui de Choderlos de Laclos, donc tout aussi novateur. En mettant en avant la raison avant les croyances, le siècle des Lumières jouait l’homme contre Dieu ; à la fin du XIXe siècle, on lance un surhomme pour l’achever tout à fait : le vampire, figure triomphante de l’inconscient. Cet inconscient qu’un certain Freud ne va pas tarder à reconnaître.
Dracula et autres écrits vampiriques (Pléiade/Gallimard), textes traduits, présentés et annotés par Alain Morvan, 1168 p., 63 € (jusqu’au 31 décembre 2019)
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