A travers les déroutes d’une secte minable et d’un écrivain à succès, Niccolò Ammaniti poursuit son portrait au Kärcher de l’Italie moderne. Au programme : fête VIP, sacrifice humain et gros monstres.
Le talent de Niccolò Ammaniti finit par devenir gênant. A l’heure qu’il est, l’institution littéraire italienne doit s’arracher les cheveux en calculant le nombre de prix qu’il faudrait pour récompenser cet écrivain de 45 ans sur les trente prochaines années.
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Car c’est un fait : chaque nouveau roman d’Ammaniti est une bombe. Ce genre de livre qui vous explose au visage, provoquant un petit séisme sur votre personne, un désordre de votre écosystème intime, soumettant votre corps à une série de transformations animales : rires de baleine, larmes de crocodile, grands cris de singe.
Et des animaux, il y en a dans le nouvel Ammaniti. Lions, hyènes, vautours, troupeaux de gnous, de zèbres, de buffles, de girafes, tous mis en scène dans le décor tropical d’une grande fête extravagante prenant vie à mi-roman. Mais avant cela, le lecteur va suivre les trajectoires turbulentes d’une poignée de personnages. D’un côté, les états d’âme d’un romancier narcissique en panne d’inspiration, bloqué au chapitre deux d’une saga sarde ; de l’autre, les infortunes d’une secte sataniste minable en quête de sacrifice humain.
La Fête du siècle s’ouvre ainsi sur une prise de tête entre Mantos, gourou des « Enragés d’Abaddon », et ses adeptes Sylvietta, Murder et Zombie, « une bande de hardos ringards » réclamant à leur chef un enterrement vivant ou une nonne éventrée, bref, une action satanique digne de ce nom. Au même moment, l’écrivain Fabrizio Ciba se lance dans un laïus improvisé sur le prix Nobel indien qu’il n’a pas lu, devant un parterre de sommités transies de bonheur. Applaudissements, allumage de briquets : l’humour férocement surréaliste d’Ammaniti est en marche.
Un zoo informe et grotesque
A ceux qui ont reproché à l’écrivain, dans ses précédents livres, de ne stigmatiser que les classes populaires, ces pauvres bêtifiés par la trash TV et la consommation de masse (Comme Dieu le veut décrit le quotidien pathétique et grotesque d’une petite communauté de beaufs délinquants dans la banlieue italienne), l’auteur démontre que l’élite ne trouve pas davantage grâce à ses yeux. Et n’a guère plus de chance d’échapper à sa méchante humeur. Ammaniti écharpe violemment les tares de ce monde très snob, verni d’honorabilité superficielle et habité par une ambition sauvage.
Sous sa plume, le petit gratin littéraire romain épouse les courbes d’un zoo informe et grotesque. Un garde du corps devient « un primate engoncé dans un costume en flanelle grise », une attachée de presse évoque « une bombe glaciale sans âge » et les éditeurs « une bande de fines gueules obèses, aux veines constellées de molécules de cholestérol ». Au milieu trône l’écrivain indien, qu' »un tapis de cheveux noirs plaqués en arrière à la brillantine aidait à ne pas ressembler à une momie égyptienne ».
Mais la grande force de La Fête du siècle est d’aller encore plus loin, au-delà du rire féroce, de la satire sociale à double tranchant. Ammaniti trouve une métaphore géniale capable de réunir les pauvres et les riches, la vanité et la vulgarité, propre aussi à rassembler les fragments épars d’une vision profondément pessimiste du monde.
C’est ainsi que le lecteur, ravi, se retrouvera au beau milieu d’une fiesta VIP géante, organisée par un magnat de l’immobilier. Au programme : champagne, mini-safari et chasse aux fauves. Footballeurs, bimbos de la RAI, actrices, chirurgiens esthétiques, politiciens et top-models albinos se pressent dans cette savane factice, modelée par l’auteur en foire aux vanités – tandis que notre clan de satanistes déguisés en serveurs fomente le sacrifice d’une chanteuse pop censée donner un show.
Le livre fait un sort aux people débiles et prétentieux
Même s’il ne la nomme jamais, c’est bien la Rome de Berlusconi que mitraille ici l’écrivain, revers grotesque aux traditionnels Saint-Pierre de Rome et fontaine de Trevi. A travers la satire, Ammaniti s’attaque aux dérives communautaristes et médiatiques de la Botte. La Fête du siècle fait un sort à la bimboïsation du monde, à son engeance de people débiles et prétentieux.
[attachment id=298]Du mouvement littéraire dont il a éclos dans les années 90, Les Cannibales, l’auteur a gardé une verve provocante et ultravisuelle, empruntée aux jeux vidéo, au cinéma et à la bande dessinée. Sous cette triple influence, Ammaniti ne se refuse rien : coupure de courant, révolte de la faune, humains dévorés, créatures étranges… Via une fête transformée en décor de Jurassic Park ambiance fin du monde, c’est le roman tout entier qui est soumis au principe du chaos.
Pire : sacrifié à la justice divine d’un écrivain visiblement très en colère, bien décidé à se payer la tête du star-system, des beaufs et de tous les fats de ce monde en les catapultant dans un film à la Carpenter. Un jeu de massacre jubilatoire et renversant qui, adjoint aux vertus de la farce sociale macabre, finit d’asseoir Ammaniti comme le plus brillant auteur italien de sa génération.
Emily Barnett
La Fête du siècle (Robert Laffont), traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, 396 pages, 21 euros
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