Une femme condamnée à cause de son journal intime… Kate Summerscale revisite un fait divers victorien où sexe, écriture et scandale étaient déjà liés.
Kate Summerscale semble se faire une spécialité de l’Angleterre victorienne et de ses faits divers, dévoilant la place (peu confortable) des femmes dans la société de l’époque. Moins flamboyant, moins trépidant que L’Affaire de Road Hill House (2008), qui reconstituait l’enquête au sein d’une famille suite à l’assassinat d’un enfant de 3 ans, La Déchéance de Mrs Robinson passionne tout de même, et avec subtilité, en posant cette question : peut-on accuser une femme d’adultère parce qu’elle consigne certaines scènes amoureuses dans son journal intime ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est ce que fera le tyrannique deuxième mari d’Isabella Robinson, après avoir lu dans son journal des scènes intimes avec un autre homme – et après s’être approprié les biens de sa femme, après l’avoir lui aussi trompée (il aura, de plus, deux filles illégitimes) –, exigeant le divorce dans une société hypocrite permissive à l’égard des hommes, jamais à l’égard des femmes.
Les grands bourgeois cultivés formant son cercle d’amis (Summerscale choisit toujours des affaires situées dans des milieux privilégiés, qui devraient se montrer éclairés mais ne le sont nullement dès qu’il s’agit des femmes) lui demanderont de plaider la folie, de dire que les scènes qu’elle décrit sont des hallucinations, pour protéger l’avenir professionnel de son amant – qui, au passage, l’aura larguée dès après un premier rapport sexuel, se découvrant soudain une vertu. La Déchéance de Mrs Robinson nous plonge dans une époque passionnante traversée par des recherches biologiques, psychologiques, un renouveau littéraire, un désir de sortir l’humain d’un carcan rétrograde, de redécouvrir l’esprit et le corps, mais qui bute toujours sur les mœurs et la liberté féminine. On y croise Darwin, George Eliot et bien d’autres.
Summerscale excelle une fois encore à fouiller minutieusement les archives, à reprendre et approfondir une enquête du passé, et à la reconstituer sous forme de roman noir. Mais la force du texte repose sur les questions qui sont posées et ont des résonances profondément contemporaines : un écrit peut-il être considéré comme un acte, une réalité? Quelle est la fonction d’un journal intime : y consigner des faits ou des fantasmes ? Et a-t-on le droit de dépouiller ainsi un être de son intimité? Où réside la limite entre public et intime ? Juges, avocats, journalistes liront le journal d’Isabella, qui en parlera comme d’un viol. Un fait d’une plus grande violence, obscénité et amoralité que quelques battements de cœur échangés avec un homme aimé.
Nelly Kaprièlian
La Déchéance de Mrs Robinson (Christian Bourgois), traduit de l’anglais par Éric Chédaille, 400 pages, 22 €
{"type":"Banniere-Basse"}