Il faut redécouvrir le grand romancier américain John O’Hara. Aujourd’hui réédité, son premier roman, Rendez-vous à Samarra, est digne de ceux de Fitzgerald et d’Hemingway.
L’histoire n’a retenu que ses amis Francis Scott Fitzgerald et Ernest Hemingway, et le “Balzac américain”, John O’Hara, tomba peu à peu dans l’oubli. Peut-être parce que ses romans n’avaient pas la flamboyance glamour du premier, ni le goût de l’aventure virile de l’autre. Ils racontaient, comme ses nombreuses nouvelles (pour le New Yorker), la petite et grande bourgeoisie provinciale, ses us et coutumes, ses règles à ne pas enfreindre et son hypocrisie.
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O’Hara fera le pari de réhabiliter les déclassés
L’histoire n’a peut-être pas non plus retenu O’Hara parce que l’homme, contrairement à Fitzgerald et Hemingway, n’avait pas les attributs d’une icône. Dans Rendez-vous à Samarra, il écrit d’ailleurs : “Naturellement, elle ignorait le fait qu’elle-même occupait une place honorable dans la communauté (…) que Scott Fitzgerald évoquait dans ses livres. La seule chose qu’elle savait, c’est qu’elle était une fille de Gibbsville, et que ni la ville ni ses habitants n’étaient dignes d’apparaître dans des livres.”
C’est le pari inverse que se lancera l’écrivain, issu comme ses personnages de cette bourgeoisie et de cette vie de province sur laquelle il travailla toute sa vie. Lui-même, à cause de la ruine de son père, était un déclassé : un sentiment d’échec qui le hantera toujours et sera au cœur de son dispositif romanesque.
Une virtuosité narrative diabolique
Né en 1905 en Pennsylvanie, John O’Hara grandit à Pottsville, qu’il dépeint sous le nom fictionnel de Gibbsville dans son premier roman, Rendez-vous à Samarra, publié en 1934 alors qu’il n’a que 29 ans. C’est ce roman que les éditions de l’Olivier rééditent ces jours-ci – à (re)découvrir ce texte éblouissant, on mesure l’injustice de cet oubli dans lequel cet écrivain majeur est tombé. Dès ce premier texte, O’Hara entremêle les obsessions qui feront son œuvre : l’horreur des classes sociales, l’Amérique post-krach boursier (ici, on est en 1930), l’impossibilité de lutter contre le cloisonnement social, les codes absurdes, liberticides, l’antisémitisme, toute une société Wasp dont certains membres font partie du Ku Klux Klan.
Restent l’alcool pour s’anesthésier et le sexe pour accélérer la chute… Avec une virtuosité narrative diabolique, O’Hara nous fait pénétrer dans les strates sociales de Gibbsville, dont tous les individus gravitent autour d’une concession automobile (qu’ils y travaillent, possèdent l’affaire, ou y ont contribué).
Les personnages cernés de mauvaises fées
Julian English et sa femme Caroline, propriétaires de la concession, forment le noyau dur d’un roman aux ramifications multiples, qui prendront peu à peu la forme d’une toile d’araignée, d’un piège en passe de se refermer sur Julian. Autour de lui, plusieurs personnages comme autant de mauvaises fées : Al Grecco, petite frappe et homme de main du gangster Ed Charney, et aussi Harry Reilly, l’homme le plus riche du comté à qui English a emprunté de l’argent pour monter son affaire.
La veille de Noël, lors d’une soirée, Julian English, ivre, ne pouvant supporter la bêtise de Reilly (et le fait qu’il flirte avec Caroline), lui balance son verre à la figure. En deux soirées de Noël dans les clubs de la petite ville où l’alcool coule à flots, où les couples se frôlent et s’engueulent, et dans les déjeuners familiaux arrosés de martinis, l’ambiance devient étouffante, se tend à mesure que la tragédie gronde.
Une écriture sensible au féminisme
Le titre fait référence à un conte lointain cité par l’écrivain W. Somerset Maugham et mis en exergue par O’Hara : la mort a rendez-vous avec un homme à Samarra (Irak), qui n’échappera pas à sa fatalité. Celle d’English, est d’avoir eu un geste de révolte. Le romancier aime mettre en scène des éléments perturbateurs. L’un d’eux, dans son roman suivant, BUtterfield 8, est une femme, Gloria, sexuellement libérée et amante d’un homme marié.
Car O’Hara a écrit, comme peu d’auteurs masculins de cette époque (voire des suivantes !) des personnages de femmes libres, désirantes, sexuées – lire les pages plus que féministes, profondément justes, qu’il consacre à la vie intime de Caroline.
La reconnaissance des grands écrivains
En termes de justesse, O’Hara excelle aussi dans les dialogues qui sonnent plus vrai que vrai, incarnent profondément ses personnages. A un moment, il lance ainsi une pique contre le romantisme d’Hemingway dans L’Adieu aux armes, indiquant ainsi vouloir faire tout le contraire : dé-romantiser la vie, la montrer sous ses traits véritables, cruels… Hemingway fit pourtant l’éloge du livre :“Si vous rêvez d’un roman magnifique, écrit par un auteur qui maîtrise parfaitement son sujet, lisez Rendez-vous à Samarra.”
John O’Hara est mort en 1970 à 65 ans, grand écrivain et bonhomme déplaisant – égo surdimensionné, abus d’alcool, éditos de droite dans la presse. Hélas, comme souvent, l’homme semble avoir été sévèrement jugé au point de faire passer le romancier aux oubliettes. Une injustice qu’on aimerait réparer aujourd’hui. Il faut lire John O’Hara.
Rendez-vous à Samarra (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marcelle Sibon, révisée par Clément Ribes, 288 p., 22 €
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