Alors que Nick Tosches sort Moi et le Diable en France aux éditions Albin Michel, Philippe Garnier a déjà lu son dernier roman en anglais, Under Tiberius, et a rencontré le maître à New York.
Il est heureux pour Nick Tosches qu’il n’existe plus (jusqu’à preuve du contraire) de fatwa chez les chrétiens de tout poil. Parce que son nouveau roman, Under Tiberius, est blasphématoire jusqu’au trognon. C’est aussi, et on peut s’en réjouir, le meilleur livre qu’il ait écrit depuis des lustres, peut-être celui qu’il était né pour écrire.
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En fait, la quasi-totalité du roman est supposée être la traduction d’un rouleau de parchemin trouvé dans une bibliothèque vaticane, le seul document connu écrit par quelqu’un qui a réellement connu Jésus – et, comme tel, resté intouché et non publié depuis son existence. Ce sont les mémoires d’un certain Gaius Flavius Falconius écrits à l’intention de ses petits-fils, un Romain patricien qui commence sa carrière comme « speech-writer » (et parfois « spin-doctor ») pour l’empereur Tibère, qui finit par se faire mal voir par le tyran déjà timbré (bientôt le lamentable reclus de Capri), et se retrouve exilé en Judée.
Là, alors qu’il va présenter sa lettre d’introduction au préfet Pilate, pratiquement sur les marches du palais d’Hérode, notre homme tombe sur un traîne-savate pickpocket dont l’allure le captive immédiatement: l’ambre au fond des yeux, ou peut-être son vague sourire arsouille. « A curse of a smile ».
Jésus en escroc
Iesous, comme il se prénomme, se méprend d’abord sur les intentions du Romain. « Mes fesses ont beau manquer de viande, elles ne sont pas à vendre. » Mais il finit par accepter de dîner avec l’inconnu, même si celui-ci commande des huîtres et un porcelet rôti. Autant de prétextes pour discuter des interdits qui semblent être la diète de son peuple. Tout en se régalant du pain riche et des fruits de mer à l’ail, le Nazaréen mentionne en riant le pain fade et sans levain que son peuple doit manger durant les fêtes du printemps, remarquant finalement:
» Le Livre l’appelle le pain de l’affliction. C’est vrai. Les Juifs n’aiment rien tant que souffrir. »
Les travaux d’approche continuent sur le même ton, durant quelques jours, et bientôt un accord est conclu: Gaius écrira sermons et boutades, Iesous sera sa voix. Ensemble ils monteront une immense fumisterie, iront par les chemins collecter des fonds pour construire un temple nouveau, celui de la « Parole et du Chemin« . “The Word and the Way” constitue un sujet de plaisanterie privilégié entre les eux hommes lorsqu’ils discutent seuls, mais il en résulte aussi bientôt en une fortune appréciable qui leur pose vite problème.
Comme avec les Cartels et la Mafia, il devient capital de trouver un banquier compréhensif. Nos deux escrocs ne peuvent pas se trimballer éternellement avec leur butin, même transporté dans des sacoches par les trois ânes qu’ils achètent un par un et baptisent Foi, Espérance et Charité. Arsouilles, on vous a dit.
Gaius, en tant que citoyen, pourra placer leur blé auprès d’un argentier accrédité par Pilate. Car tout ce que cherche Gaius est de jouer un bon tour aux crétins et de s’enrichir par la même occasion. Tosches est toujours autant travaillé par ses vieilles marottes, et l’étymologie n’est pas des moindres, mais chrétien ne fait pas partie du lexique et ne commencera qu’une fois le livre refermé.
Iesous « nie toujours le moindre miracle »
L’ancien coupe-bourse, lui, ne rêve qu’aux délices que lui vaudra à Rome sa part du butin. Pour lui, la civilisation romaine se résume à ce luxe inouï qu’il ne se lasse de se faire décrire par son ami: le depilatio podicis – l’épilation de l’anus, service qu’on peut trouver dans tous les bains publics de la capitale. Du bon pain d’orge, de la saucisse de sanglier et un trou-du-cul lisse, c’est tout ce que cherche celui que son compère fera bientôt le appeler Seigneur.
Leurs débuts sont pourtant bien humbles, genre arnaqueurs de foire, quelques tours de passe-passe ici et là, et ils laissent aux gogos le soin de faire le reste. Si les pouilleux veulent voir un miracle, ils le verront et l’amplifieront toujours. Iesous, qui nie toujours le moindre miracle, se lassera vite des stratagèmes et surtout d’un public inculte qui ne réclame que cela: du vin pour la noce, un sou dans la bouche d’un tilapia, ou ramener un cadavre plein d’asticots à la vie. Lui préfère aller asticoter les Esséniens, chose qui inquiète fort Gaius le marionnettiste ventriloque. Bientôt l’estomac va se mettre à parler tout seul, avec des mots à lui.
Le Romain lui-même se foutrait parfois des claques avec ce qu’il invente, en particulier dans son fameux Sermon sur la montagne devant le lac de Tibériade. Tendre l’autre joue, mon cul, songe-t-il souvent. Où a-t-il pu aller inventer pareille ânerie? Un tel précepte ne sied ni au Romain, ni à son compère, qui ne crache jamais sur la vindicte. Leur attitude vis-à-vis des disciples est toujours revigorant : même s’ils en ont besoin pour leur stratagème, et pour la collecte, ils exècrent le plus souvent ce ramassis de simples d’esprit et de traîtres ambitieux. Leurs deux têtes de turc sont Simon le pêcheur et l’autre, qui n’a pas encore de nom, le pêcheur qui ne pêche rien. Un lèche-cul de première qu’ils surnomment « la tique”(Juda au final, mais le livre se termine avant la bise).
Le livre qu’on pouvait attendre
Les meilleurs passages du livre de Tosches sont toujours ceux où les deux complices sont seuls et libres de rire à leurs pieuses simagrées. Les passages les plus bourratifs sont les discours et sermons écrits par Gaius, presque toujours tirés d’un Évangile quelconque. Gaius écrit en grec, Iesous adapte ça à sa sauce et à la tête du client. La langue de son peuple s’y prête admirablement, fameuse pour vouloir dire des tas de choses différentes pour des gens différents (du pain d’affliction sur la planche pour des centaines de générations de rabbins et d’étudiants talmudiques à venir). Sobre commentaire de l’intéressé après le triomphe du Sermon sur la montagne: « Pareil tombereau de merde ne pourrait être produit par Faith, Hope et Charity s’ils chiaient ensemble toute une semaine. » A-t-on besoin de préciser que la joyeuse équipée finit mal? Mais hors champ, presque. Mel Gibson n’achètera pas les droits.
C’est cependant le livre qu’on pouvait attendre, sinon espérer, d’un écrivain qui porte cela en lui depuis plusieurs efforts, avec des résultats plus que mitigés. Ici c’est écrit net et clair, sur tablette dans la cire. Lorsqu’il perd l’ami qu’il a vainement essayé de faire passer pour son fidèle esclave afin de le sauver de la vindicte de Caïphe et des marchands du Temple, Gaius y va de sa conclusion à l’intention des ses petits-fils chéris. Il ne fait que répéter ce que Tosches entonne depuis plusieurs décennies dans des contextes plus sexy et violents mais beaucoup moins probants: « Trust no man, and trust no god. »
« Car, comme tout homme trouve sa naissance dans la chair mortelle, tout dieu trouve pareillement la sienne dans l’esprit des mortels. Sachez que tout prophète est un faux prophète. »
Quand on le rencontre, il paraît au bout du rouleau
La notice biographique à la fin du livre est laconique: « About the author: Nick Tosches habite dans ce qui fut New York. » Même si son immeuble en briques est le premier de Tribeca à avoir été “réhabilité » il y a près de vingt ans, et s’il a été le premier à y occuper un appartement, le rez-de chaussée abrite aujourd’hui une agence immobilière. Signe des temps scélérats. Et le trois pièces du Nick paraît toujours aussi inoccupé, les étagères vides, le mobilier, au mieux, fonctionnel et suffisant.
Il m’a reçu comme lors de ma dernière visite, en caleçons bleu layette et tricot de peau grisâtre. Comme la dernière fois, mais pas plus, il paraît frêle et au bout du rouleau. Ses jambes sont comme des tringles. Et il ne parlera pas plus que la dernière fois. D’abord, le Nick a mal aux dents, un mal de chien depuis plusieurs jours, et son dentiste ne rentre de vacances que la semaine prochaine. Toujours comme ça avec les dentistes. Où est son opium chéri ? Même la Vicodine que je propose, le Nick s’en méfie. Il préfère maugréer sur tout et rien.
« Je ne peux plus supporter les aéroports »
Lors de ma dernière visite il n’était pas travaillé des gencives, mais on avait quand même fini sur le banc dehors à regarder les oiseaux en un silence parfait et pleinement satisfaisant. Il est juste à bout de mots, à bout de conneries à raconter pour satisfaire le client. Mais en l’occurrence, je ne suis pas venu lui parler de Under Tiberius, à peine entamé dans l’avion. Et c’est aussi bien, puisque sa seule mention n’a droit qu’à un grognement écœuré, un petit geste délicat de la main, comme un jeu de mouchoirs. Il espère seulement qu’on ne le fera pas voyager. « Je ne peux plus supporter les aéroports« .
Il ne se rend plus qu’à Londres, une fois l’an, pour aller à son restaurant favori – « le meilleur du monde » (naturellement), qu’il refuse de divulguer (naturellement). Il prétend aussi avoir de plus en plus de mal à lire, ou à relire. Tout juste s’il mentionne Yoko Ogawa, et, bizarrement, Henry James. Quand je lui dis que je n’arrive pas à lire ce type, au contraire de sa copine Edith Wharton, il m’enjoint de tout de même essayer La Leçon du maître. Soupir. Petit geste de la main, brise fugace. Good to see you, my friend. You too, bye.
Arrivé en bas je me dis que j’aurais quand même pu lui dire qu’il a écrit un livre gonflé, mais cette fois de la bonne façon. Sereine, tranquille, lente comme coule la ciguë.
Philippe Garnier
Moi et le Diable (Albin Michel), Nick Tosches, sortie le 1er octobre 2015 en France
Under Tiberius (Little, Brown and Company), Nick Tosches, sorti le 4 août 2015 en version originale
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