Kaoutar Harchi et Joseph Andras viennent de publier ensemble “Littérature et Révolution”, un riche dialogue autour du pouvoir révolutionnaire de la littérature. Pour “Les Inrocks”, il·elles reprennent le fil de leur pensée.
Kaoutar Harchi et Joseph Andras partagent une même approche de la littérature et de la politique, et se sont retrouvé·es à travers un essai, Littérature et Révolution, qui s’inscrit comme une suite logique à leurs travaux respectifs. Tous deux sont écrivain·es, frôlent à peine la quarantaine et se sont fait remarquer ces dernières années avec des textes aux accents très politiques.
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En 2021, Kaoutar Harchi publiait Comme nous existons, son septième texte, le récit de son enfance d’émigrée marocaine dans une cité en banlieue. Dès 2016, dans De nos frères blessés, Joseph Andras racontait l’histoire d’un ouvrier qui avait posé une bombe dans son usine à Alger, en 1956. Ensemble, ils pensent le geste d’écriture comme un moyen de contribuer à transformer l’ordre social. Articulant le combat, la morale et l’esthétique, les deux auteur·rices prolongent ici ce dialogue pour enfoncer le clou d’une littérature de combat.
Vous êtes de la même génération, vous écrivez des livres différents mais animés par la même aspiration : le combat pour l’émancipation. Diriez-vous, au terme de la longue discussion que vous avez menée dans Littérature et Révolution, que vous partagez la même conception de l’écriture ?
Kaoutar Harchi – J’ai le sentiment que nous sommes proches. Si nous ne l’étions pas, je crois que nous ne pourrions pas travailler ensemble.
Joseph Andras – Oui. Pour dialoguer, il faut être d’accord sur l’essentiel. Sans quoi on fait la conversation – le covoiturage et les émissions de débat font ça très bien. Trois lignes de force, je crois, apparaissent à la fin du livre : une écriture inséparable de l’idée de transformation révolutionnaire de l’espace social ; une écriture entendue comme lieu de production de vérité ; une écriture à la fois soucieuse d’écriture – donc d’art – et d’effets – donc de politique. Formellement, nous n’évoluons pas, oui, dans les mêmes coordonnées. Kaoutar a une formation de sociologue que je n’ai pas. Depuis sa rupture avec le roman, elle travaille à des textes autobiographiques et à des essais. Je propose des enquêtes, des récits, parfois de la poésie. Mais cette dissimilitude n’est pas un obstacle à cette aspiration commune. Au contraire.
À quels auteur·ices, à quel registre d’écriture vous êtes-vous attaché·es durant votre jeunesse ?
Joseph Andras – Kaoutar est arrivée à l’écriture plus tôt que moi. Mes lectures de “jeunesse” ont donc, probablement, moins pesé qu’elle sur l’élaboration de mes premiers écrits : plus de temps avait passé entre.
Kaoutar Harchi – J’ai été initiée à une conception de la littérature plutôt bourgeoise, celle que promeut l’institution scolaire, donc. Les grandes figures, le pouvoir des mots, l’écriture autonome, l’écriture comme fin en soi : tout ça. Autrement dit une conception dominante et aliénante. C’est en lisant les textes d’écrivains aliénés par cette conception eurocentrée que j’ai pu m’en émanciper, progressivement.
Les écrivains des Sud, qui remettent en cause, par exemple, la prétention universelle de la langue française à dire le monde, tout le monde, m’ont aidé à comprendre que ce qu’on nomme “littérature” dissimule, sous le primat de la ligne esthétique, des frontières politiques. La littérature produit une certaine géopolitique de l’imaginaire. La représentation est centrale. Le pouvoir de représenter s’exerce sur les plus faibles, qui, dans cet imaginaire, deviennent des images. C’est tout le cours injuste du monde qui est là.
Joseph Andras – Mais les noms, c’est insoluble : il y en aurait des centaines. Je peux bien vous en trouver quelques-uns. Des qui soient encore solides la jeunesse passée, des gros rochers dans mon quotidien, des “saints patrons”. Allons pour Sartre, Hugo, Pasolini, Baldwin ou Orwell. Je pourrais aussi vous donner Maïakovski, Fondane ou Hikmet. Ou Nizan. Ou quelques phrases de Calaferte. Je lis assidûment Duras depuis un an ou deux : je sens qu’il se produit quelque chose. Quoi ? Attendons voir. Aussi faudrait-il dire les philosophes – ils colorent, peut-être à l’encre invisible, l’intégralité de mes textes. Et puis les peintres. Et puis les musiciens. Et puis les écrivains que j’aime pour leur écriture mais dont je ne serrerais la main pour rien au monde – Jouhandeau, Giono ou Céline. En bref : me ravitaillent surtout les écrivains soucieux de poésie et, plus encore, les poètes soucieux d’égalité.
”La littérature produit une certaine géopolitique de l’imaginaire. La représentation est centrale.”
“Écrire, c’est écrire contre”, dites-vous, Kaoutar. Contre un certain ordre, une certaine violence. Serait-ce cela le rapport entre la littérature et la révolution, dire ce qui doit cesser et ce qui doit advenir ?
Kaoutar Harchi – La littérature doit être au service de. Si la littérature ne rend pas service, si la littérature ne sert pas, elle n’en vaut pas la peine à mes yeux. L’art, ce n’est pas le plus important. Le plus important, c’est sa conséquence. La littérature doit contribuer, œuvrer à faire de la révolution une conséquence. Entre la littérature et la révolution, il y a acte transformateur.
Vous semblez tous les deux être très méfiants à l’égard des productions fictives contemporaines et aux artifices romanesques.
Kaoutar Harchi – Pour écrire, il faut y croire. Avec le temps, je ne crois plus aux personnages. C’est faux, c’est un mensonge. L’idée de personnage est contaminée par une certaine forme d’individualisme libéral. L’idée du héros est assez détestable – non pas en soi, mais au regard des usages dominants faits de ce dispositif. L’idée du héros est toujours – un peu, beaucoup – romantique. La romantisation du monde est une stratégie d’acceptation de l’inacceptable.
Joseph Andras – Le roman n’est qu’un tout petit bout du monde littéraire. Ce petit bout existe, et c’est très bien ; il faudrait seulement qu’il n’oublie pas de regarder autour de lui. Car autour, c’est immense. Il m’arrive de lire de la fiction. Mais il m’arrive plus souvent de n’en rien croire – pour reprendre le mot de Kaoutar. Car le roman repose sur la magie : c’est Vargas Llosa qui le dit pour en faire l’éloge, et il dit vrai. Le roman, poursuit l’écrivain d’extrême droite, c’est ”l’illusion”. Il dit vrai, là encore. Vargas Llosa aime la fiction car il la tient pour l’espace même de l’amoralisme et d’une certaine forme de scepticisme. Kundera dit pour sa part dans L’Art du roman : la fiction est l’empire des “vérités relatives”, du refus de “la réalité”, de l’ironie, de l’incertitude. Exact. Kundera méprise donc “les idées” : il vénère la fiction. Pour toutes ces raisons, il m’a été impossible d’embrasser le roman et les “personnages”.
Joseph cite cette phrase de Hugo dans son Shakespeare : “L’art pour l’art peut être beau, mais l’art pour le progrès est plus beau encore.” Écrire, serait-ce donc pour vous être fidèle à Hugo, travailler pour la vérité et la justice ?
Joseph Andras – Dit ainsi, surtout avec Hugo, on entend les trompettes. Mais au fond, oui. Autrement quoi ? Écrire pour le simulacre et la sujétion ? l’artifice et l’allégeance ? On peut. On peut même le faire avec talent. Mais, n’étant pas immortel, j’ai mieux à faire de mon temps que pester contre “le Bien”, le “prêchi-prêcha”, “la morale” ou “les bons sentiments”. Comme réfléchir aux conditions de destruction du mode de production capitaliste, par exemple. Une vie n’y suffira peut-être pas : ne tardons pas. Mais sans se raconter d’histoires.
Quel est le tirage moyen d’un livre ? Qui écrit ? Qui lit ? Répondons déjà à ces trois questions. Puis travaillons dans le périmètre qui est le nôtre. Gide a fait savoir qu’il avait renoncé à la littérature dès lors qu’il avait rejoint le combat communiste. Il en parlait comme d’un “sacrifice” nécessaire. Mais s’il faut choisir entre l’art et la justice, c’est que quelque chose coince dans la définition de l’un ou de l’autre. Cette opposition n’est pas fondée – même si j’entends que les coordonnées gidiennes n’étaient pas les mêmes, URSS oblige.
Plus tard, en 1964, Sartre a déclaré que ses livres ne faisaient “pas le poids” face à un enfant qui meurt de faim. En effet. Peut-être aurait-il fallu, ce jour-là, poser la question de “l’engagement” avec un peu moins d’ambition. “Que signifie la littérature dans un monde qui a faim ?”, il ajoutait. Nous avons perdu d’avance si la question est celle-ci. Nous pouvons en revanche remporter quelques victoires, locales, partielles, limitées mais utiles comme le sont toutes les victoires locales, partielles, dès lors que nous nous fixons lucidement un ou deux objectifs.
Dans le paysage littéraire plus contemporain, quels héritages revendiquez-vous ? Annie Ernaux ?
Joseph Andras – Kaoutar la convoque.
Kaoutar Harchi – Oui. J’aime Annie Ernaux pour ses récits. Mais aussi, et peut-être surtout, pour la manière dont elle use de l’autorité que son succès littéraire lui a permis d’acquérir. C’est ça qui compte, en vérité : le camp que l’écrivain, que l’écrivaine a décidé de rejoindre.
Joseph Andras – Mais s’ils sont contemporains, on ne saurait parler d’héritage : ce sont des camarades, plutôt.
La colère est-elle pour vous un ressort fécond de l’écriture ?
Kaoutar Harchi – Nous pourrions inverser la proposition et dire que l’écriture est le ressort de la colère. S’il fallait choisir, je choisirais ce sens-là. La colère doit, chez moi, être soutenue : l’écriture la soutient. J’ai commencé à écrire ; je découvrais les choses du grand monde. J’ai continué à écrire ; à chaque mot, ce monde se révélait injustifié. Vous apprenez par exemple qu’un jeune garçon est mort, tué par la police. C’est une information. Lorsqu’il s’agit d’écrire à ce propos, de former une pensée à propos de cette mort, cette mort n’est plus seulement une information, elle devient la source d’un scandale. Écrire révèle cette ampleur du scandale. Écrire vous pousse à faire le compte, à réclamer des comptes, à affirmer que le compte n’y est pas. Écrire, c’est être toujours plus à gauche.
“Les temps ne sont pas aux cœurs chauds, accueillants : les temps sont à faire mourir beaucoup de cœurs.”
Vous assumez l’un et l’autre votre militantisme politique du côté de la gauche radicale. Pourtant, vous semblez gêné·es par l’idée d’engagement dans la littérature – sans pour autant vous dire “dégagé·es”. Comment qualifier la littérature que vous défendez ?
Kaoutar Harchi – Nous nous posons cette question dans le livre, oui. Les temps ne sont pas aux cœurs chauds, accueillants : les temps sont à faire mourir beaucoup de cœurs. Il y a une nécessité à dire au moins quelques mots à propos de ça, au regard de l’étendue des silences qui encouragent les temps à se perpétuer. La perspective littéraire que je soutiens cherche à interrompre ce qui a assez duré.
Joseph Andras – Nous ne sommes pas des “écrivains engagés” car tous les écrivains sont engagés. Certains en faveur du monde tel qu’il est architecturé. D’autres, non. Certains s’avancent en faveur du libéralisme et d’autres du communisme. Certains sont des contre-révolutionnaires et d’autres aspirent à plus de justice. Mais des écrivains “dégagés”, non, personne n’en a jamais croisé un seul depuis l’invention de l’écriture. Kaoutar parle d’une littérature de l’interruption : je dirais quant à moi une littérature révolutionnaire. Car je suis démocrate et que la condition d’exercice de la démocratie, aujourd’hui, passe par la transformation révolutionnaire.
Le combat, la morale et l’esthétique forment-elles une trilogie nécessaire à vos yeux ?
Kaoutar Harchi – Oui. C’est une manière juste de formuler notre propos. Le combat pour méthode, la morale pour orientation, l’esthétique pour amour. Je me figure les choses de cette manière.
Joseph Andras – C’est ça. C’est un tabouret. Retirez un pied et vous aurez probablement quelques soucis d’appréhension de l’espace.
Pensez-vous, pour finir, que le vote récent de la loi immigration pourra susciter de nouvelles formes de combat ? Que peut la littérature contre les politiques actuelles ?
Joseph Andras – Je n’ai pas la sensation que ce vote soit en mesure de soulever le grand nombre, non. Et la littérature n’y pourra rien. Ni en l’affaire, ni contre Macron. Pour tenter de résister aux politiques macronistes, un syndicaliste est plus opérant qu’un écrivain. Chacun son poste, en somme. Mais un ensemble de postes définis, collectivement articulés autour d’une idée nette, ça peut finir par produire quelque chose.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand.
Littérature et Révolution de Joseph Andras et Kaoutar Harchi (Divergences), 240 p., 16 euros. En librairie.
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