La sociologue et romancière publie son premier texte autobiographique. À travers ce récit sur son enfance et ses parents immigrés marocains, elle dit une initiation sur fond d’inégalités.
“J’aime bien arriver en avance, ça me permet de travailler un peu.” Dans ce café parisien près de la gare de l’Est où on la rencontre, Kaoutar Harchi semble installée depuis des heures. En avance, elle l’a toujours été, publiant un premier roman à 22 ans – Zone cinglée (Sarbacane, 2009) – avant même d’avoir terminé ses études. Se sont ensuite enchaînés deux autres romans chez Actes Sud, puis un essai sur l’accueil d’écrivain·es algérien·nes en France.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Aujourd’hui, elle fait partie de la rentrée littéraire avec un texte autobiographique. Elle aurait pu continuer d’être ce qu’on attendait d’elle, jeune femme exotique reconnaissable à ses longs cheveux noirs, mignonne comme tout et bonne élève. Mais c’est fini tout ça.
Un discours très construit qui n’épargne personne
Elle a choisi dans son livre de décrire la vie de ses parents immigrés marocains, son propre parcours et les émeutes de 2005. À chaque étape, elle dénonce les processus de racialisation à l’œuvre dans notre société. Particulièrement dans l’établissement scolaire privé catholique où ses parents l’avaient inscrite, pensant qu’on prendrait soin d’elle, et où une prof l’a un jour appelée “ma petite Arabe”.
Kaoutar Harchi est passée outre, a obtenu son bac et étudié la sociologie, qu’elle enseigne, entre autres, à Sciences-Po. Sa thèse en poche, elle a passé un an aux États-Unis, en 2018, invitée par l’université de New York. Une révélation : “Là-bas, il est possible de dire les choses. Ici, dès que vous parlez de racisme, de la colonisation, des groupes minoritaires, on vous le fait payer.”
“J’étais entourée d’injonctions telles que n’hésitez pas à dire si vos pères sont violents, à dénoncer vos familles”
Kaoutar Harchi parle beaucoup, avec le sourire, certes, mais dans l’urgence de celle qui a énormément à dire. Et le discours qu’elle élabore en théoricienne, extrêmement construit et pensé, n’épargne personne.
Ainsi, à propos de son adolescence : “J’étais entourée d’injonctions telles que n’hésitez pas à dire si vos pères sont violents, à dénoncer vos familles, vous serez accueillies dans des associations féministes qui vous aideront à vous libérer. Mais moi, je n’ai jamais voulu qu’on me sauve.”
Il est intéressant, à ce titre, de l’entendre parler de son expérience, en tant qu’écrivaine, du système médiatique et littéraire français, milieu où la catégorie dominante est l’écrivain blanc masculin bourgeois. “Je me suis rendu compte que le champ littéraire français exacerbait encore plus des problématiques qui étaient déjà les miennes, étant une femme issue de l’immigration postcoloniale et susceptible d’être touchée par le racisme”, explique-t-elle.
“Je ne suis pas votre documentaire animalier sur les Arabes”
On lui demande en quoi elle aurait été traitée d’une façon particulière du fait de ses origines marocaines. Les exemples ne manquent pas. Elle revient sur son roman publié en 2014, À l’origine notre père obscur (Actes Sud). Les personnages n’avaient pas de nom, pourtant des journalistes les ont immédiatement identifiés comme des Arabes.
“J’étais choquée. Le projet était justement de ne pas préciser où l’on était, mais mes personnages ont été réduits à une espèce d’identité ethnique et culturelle qui a, par la suite, déterminé la lecture du livre.” Elle se souvient d’interviews où on lui a demandé de parler de la beauté du Maroc plutôt que de ses livres, et de ces rencontres littéraires où on l’invite aux côtés d’écrivaines syriennes ou libanaises. “Comme on ferait une expo sur la culture arabe. C’est problématique. Je ne suis pas votre documentaire animalier sur les Arabes.”
“Je suis du côté des gens qui disent qu’il faut détruire l’échelle et les hiérarchies”
Alors qu’on l’écoute, on comprend que ce n’est pas seulement l’urgence qui habite cette jeune chercheuse déterminée. C’est la colère. Ainsi, quand elle évoque les difficultés liées à la façon même de se présenter en tant qu’intellectuelle, “être trop douce renvoyait à l’idée que j’étais une fille arabe absolument parfaite comme on les aime – qui ne revendiquent rien et sont contentes de ce qu’on leur offre. Être plus affirmée, plus habitante de la place qui est la mienne, m’a joué des tours aussi. C’est un travail pour se rendre respectable, puisque là d’où l’on vient n’appelle pas naturellement le respect.”
Et c’est ce système-là qu’elle dénonce aujourd’hui, puisque, chez Kaoutar Harchi, il ne peut être question de honte sociale. “Je ne veux pas appartenir à la classe bourgeoise, je ne cherche pas à être une femme blanche, je suis très en paix avec tout cela. Je suis du côté des gens qui disent qu’il faut détruire l’échelle et les hiérarchies. Il n’y a de honte sociale que si l’on croit en des mondes supérieurs, et je n’y crois pas. Il y a des mondes qui luttent pour protéger leurs privilèges, et d’autres qui luttent pour construire leur dignité et leurs droits.”
Comme nous existons (Actes Sud), 144 p., 17 €. En librairie
Retrouvez un extrait dans le cahier complémentaire du mensuel Les Inrockuptibles n°3
{"type":"Banniere-Basse"}