La révolution khmère rouge vue par Patrick Deville : une traversée subjective du Cambodge où l’effroi se mêle au sublime.
Ce n’est pas un récit de voyage, pas plus un reportage, encore moins un livre d’histoire. Kampuchéa est une dérive romanesque sur le Mékong, une traversée vaporeuse et délétère du Cambodge, de sa géographie et de son histoire, qui mène le lecteur au coeur des ténèbres. De Conrad, il est souvent question. De Malraux aussi – La Voie royale, le pillage du temple de Banteay Srei – de Pierre Loti, Blaise Cendrars, mais également du colonel Kurtz d’Apocalypse Now ou de David Carradine et de sa « petite mort » fatale dans un hôtel de Bangkok au cours d’un auto erotic game.
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L’écrivain Patrick Deville, grand voyageur, auteur de Pura Vida, La Tentation des armes à feu ou Equatoria, remonte le fleuve et le temps pour tenter de comprendre ce qui a pu conduire à la révolution khmère rouge et à la barbarie engendrée par cette « utopie meurtrière » portée par de jeunes étudiants idéalistes, dont Pol Pot et Douch, qui, à Paris, avaient étudié et appris par coeur les poèmes de Rimbaud et Alfred de Vigny. Entre 1975 et 1979, en trois ans, huit mois et vingt jours, près de deux millions de Cambodgiens disparurent, « entre un quart et un tiers de la population ».
C’est à la source de cette histoire que le narrateur pense puiser un début de réponse, au moment où, en 1860, un certain Henri Mouhot, découvre le site d’Angkor. L’ancien royaume khmer commence à fasciner les Occidentaux, à attiser leur convoitise et devient un protectorat français, intégré à l’Indochine. En finir avec la décadence de l’Occident sera l’un des mots d’ordre des Khmers rouges qui mèneront la révolution ( » la plus belle et la plus intransigeante, l’absolue table rase ») et leur propre peuple à l’anéantissement.
« Le procès des Khmers rouges est l’aboutissement d’une histoire vieille d’un siècle et demi. La fascination monstrueuse de deux peuples égarés dans l’espace et le temps », écrit Deville qui s’égare à son tour, sinue entre le passé et le présent, superpose les strates temporelles en une architecture aussi complexe qu’harmonieuse où l’horreur côtoie des descriptions délicates, fragments impressionnistes faits de soie émeraude, moiteurs cendrées, vapeurs d’alcool, de cigarettes et d’opium.
Sur ce chemin qui tient autant de l’expédition que de la quête personnelle, Patrick Deville, reconnaissable à travers le narrateur, rencontre toutes sortes d’individus : des rescapés du régime khmer rouge, un ancien aviateur, un policier qui ressemble au commissaire Maigret et surtout le père Ponchaud qui fut le premier à témoigner des atrocités perpétrées au Cambodge, à dire le peuple réduit en esclavage, le pays transformé en immense camp de travaux forcés. Pendant des années, personne ne l’a cru.
A la fin de sa vie, Henri Mouhot, malade, amer, avait trouvé quelques paillettes d’or dans le lit d’une rivière du Laos. De son immersion cambodgienne, Patrick Deville extirpe à son tour une pépite, un livre superbe dont on ressort à la fois éprouvé et ébloui.
Elisabeth Philippe
Kampuchéa (Seuil), 264 pages, 20 euros.
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