Une biographie éclaire les concepts de l’intellectuel allemand le plus important des cinquante dernières années : une vie consacrée à l’échange des arguments et à la défense d’une éthique de la discussion.
Outre celui de Paul Ricœur, Emmanuel Macron revendique un autre héritage intellectuel décisif : Jürgen Habermas, figure centrale de la pensée allemande qui dit aujourd’hui tout le bien qu’il pense des projets du président français pour l’Europe. Cet adoubement devrait forcer le respect, sauf qu’en France, la pensée d’Habermas ne suscite qu’une curiosité limitée aux cercles philosophiques.
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Si sa pensée agite le débat public en Allemagne depuis soixante ans, elle bute en France sur une autre tradition, souvent hermétique à la raideur du plus grand représentant de la seconde génération de l’Ecole de Francfort (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer).
“Conceptualiser ce qui est, voilà la tâche de la philosophie”
Pourtant, comme le soulignait la revue Esprit en août 2015, Habermas est peut-être “le dernier philosophe”, en écho à un texte de 1971, dans lequel il expliquait que le dernier philosophe était mort avec Hegel, au moment où la philosophie avait dû renoncer à sa tutelle sur les sciences. Mais, faisait alors remarquer Michaël Fœssel, “Habermas a cependant conservé le meilleur du mot d’ordre hégélien selon lequel ‘conceptualiser ce qui est, voilà la tâche de la philosophie”.
C’est cette tâche qu’éclaire Stefan Müller-Doohm dans la première biographie jamais écrite sur Habermas. Très documenté, finement problématisé, le livre cherche à comprendre, au-delà des épisodes d’une vie sans reliefs apparents, comment Habermas est devenu un intellectuel influent, reconnu pour sa philosophie postmétaphysique, sa raison communicationnelle, son éthique de la discussion ou sa conception de l’espace public européen ; des sujets détaillés dans deux recueils d’une trentaine de textes inédits, Parcours.
Comme l’observe Stefan Müller-Doohm, “toute obsession a ses racines biographiques”. Dans le cas d’Habermas, le système de pensée s’ancre dans des blessures d’enfance, qui ont laissé une empreinte sur sa théorie de la communication et sa théorie morale.
Les opérations médicales subies dans sa prime jeunesse en raison de sa fente palatine, les humiliations éprouvées alors ont fait naître en lui la conviction que les hommes sont des êtres étroitement dépendants les uns des autres. “Le vif intérêt qui le pousse à explorer l’échec de la communication langagière et à étudier les normes sociales de la vie en commun, il l’attribue à cette tare et aux expériences qui lui sont liées”, avance Müller-Doohm.
Habermas dénonce les liens d’Heidegger avec le parti nazi
Le livre montre aussi combien Habermas intervient dans les grands controverses politiques depuis soixante ans. En particulier celles qui concernent la société allemande confrontée à son histoire récente : héritant du pessimisme d’Adorno (“le seul génie que j’ai rencontré dans mon existence”), il a, dès ses premiers pas à l’Ecole de Francfort à la fin des années 1950, dénoncé les liens d’Heidegger avec le parti nazi et orienté sa pensée contre les tentatives de noyer la culpabilité allemande dans le miracle économique. Il ne s’est jamais privé non plus de critiquer les tendances xénophobes à l’œuvre en Allemagne.
La biographie déconstruit une idée collant à la réputation d’Habermas : sa quête obsessionnelle du consensus, alors qu’il reste attaché au clivage. “La théorie du consensus ne cherche pas à éluder le conflit ou la discussion agonistique, précise le biographe. Elle met simplement l’accent sur le fait que tout parler-ensemble vise sur le mode contra-factuel à une intercompréhension.”
“Ce n’est pas au philosophe d’avoir le dernier mot, c’est au citoyen”
Habermas eut des débats houleux avec des penseurs comme Peter Sloterdijk, Richard Rorty ou Jean-François Lyotard qui lui reprochaient sa théorie de la discussion exempte de coercition. A quoi Habermas répondait que seul le discours argumentatif permet d’éviter les confrontations violentes. L’un de ses amis, Oskar Negt, confie dans le livre : “Jamais je n’ai rencontré dans ma vie un homme qui attache une telle importance, dans la recherche de la vérité, à l’échange des arguments.”
Son programme théorique peut se résumer ainsi : “Réconcilier une modernité déchirée dans son profond désaccord avec elle-même, c’est-à-dire trouver, sans renoncer aux différenciations qui ont rendu possible la modernité, des formes de vie en commun où autonomie et dépendance nouent réellement une relation apaisée.”
Cet appel à l’apaisement s’incarne dans tous ses textes en faveur de la citoyenneté européenne, de l’échange communicationnel ou du droit cosmopolitique. “Ce n’est pas au philosophe d’avoir le dernier mot, c’est au citoyen”, déclarait Habermas. Dans cette réserve se perçoit la force d’une autorité morale, discrète et ferme, qui n’a jamais sacrifié la critique de la société contemporaine à son attrait pour le consensus, plus dur que mou.
Jürgen Habermas de Stefan Müller-Doohm (Gallimard), traduit de l’allemand par Frédéric Joly, 656 p., 35 €
Parcours 1 et 2 de Jürgen Habermas, (Gallimard), traduit de l’allemand par Christian Bouchindhomme, Frédéric Joly et Valéry Pratt, 576 p., 24 €, 656 p., 26 €
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