Au début du XXe siècle, deux jeunes frères prussiens se préparent à la guerre. Le Belge Simon Spruyt déploie le récit élégant et lancinant de la fin d’un monde.
En ces temps de commémoration de la Première Guerre mondiale, le début du XXe siècle est une période abondamment abordée en bande dessinée. Certains albums, comme Mathurin soldat de Maadiar, publié l’an passé, ou ce Junker, du Belge Simon Spruyt, se distinguent, autant par le choix original de leur sujet que par leur traitement graphique.
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Junker retrace la formation militaire de deux jeunes frères prussiens à la veille du conflit. Avec ironie et amertume, le cadet, Ludwig von Schlitt, raconte la camaraderie entre frères, leurs jeux guerriers, leur éducation proche du dressage, le systématisme de l’enseignement militaire et leur réaction différente à celui-ci. L’aîné, bouillonnant, a hâte d’en découdre. Ludwig, timoré, se rend compte que l’individualité n’est tolérée ni dans la famille, ni à l’école. Derrière son apparente obéissance couve pourtant la rébellion – ou la folie.
Avec habileté, Simon Spruyt emmène son récit là où on ne l’attend pas, aboutissant à un étonnant dénouement. Sa réflexion sur le formatage des esprits est soutenue par son dessin, qui représente les groupes – militaires, étudiants… – avec des visages gommés, anonymes, inexpressifs. Surtout, Simon Spruyt dépeint la fin d’un monde, l’irréversible déclin de la noblesse prussienne.
Les lavis d’un bleu délavé renvoient à la déliquescence de l’époque
Le père est un héros mutilé de guerre, désenchanté et désargenté. Spruyt dessine son glorieux passé en ombres chinoises, comme pour signifier à quel point son drame personnel a vite été balayé par le souffle de l’histoire. La mère, “gravement malade”, se languit dans un sanatorium à Davos. Tous deux sentent l’époque changer, sans arriver à s’y adapter. Appauvris, ils se raccrochent à leurs principes et valeurs, tentant de faire bonne figure. Ludwig n’est pas dupe, qui relate quelques événements troubles et hypocrites de ce monde feutré (la relation de la mère et de son médecin, la dissimulation d’une tragédie dont son frère est coupable…). Les lavis, d’un bleu délavé et passé, renvoient à la déliquescence de l’époque.
Ce récit d’apprentissage, au rythme lent, fait écho à ces écrivains qui ont si bien consigné les dernières années de la Mitteleuropa et de ses classes dominantes, d’Edouard von Keyserling à Joseph Roth ou Thomas Mann – Junker fait d’ailleurs référence à La Montagne magique.
Junker (Cambourakis), traduit du néerlandais par Daniel Cunin, 192 pages, 26 €
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