Le combat féministe est-il gagné ? A l’occasion de la journée mondiale pour les droits de femmes du 8 mars, entretien avec la sociologue Pauline Delage, auteure de “Droits des femmes, tout peut disparaître”.
Quelques mois après le mouvement Metoo, la journée mondiale pour les droits des femmes le 8 mars promet d’avoir une résonance particulière. Marlène Schiappa, secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes a d’ores et déjà prévu d’annoncer à cette occasion « une cinquantaine de mesures » en faveur de l’égalité.
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Alors tout est gagné ? Loin de là, pour la sociologue spécialiste des violences conjugales Pauline Delage. A la veille de cette journée de mobilisation internationale elle publie Droits des femmes, tout peut disparaître (éditions textuel). Un court essai qui invite à penser les écueils d’un « féminisme néolibéral » et à repolitiser la question de l’égalité.
La date de sortie du livre, à la veille de la journée mondiale pour les droits des femmes, n’est pas anodine et le titre est volontairement surprenant. D’où provient votre réflexion ?
Pauline Delage – C’est à la fois le fruit d’un travail de recherche et une réaction à l’actualité récente. Mon constat est qu’il y a un traitement assez contradictoire du combat pour les droits des femmes dans le débat public à l’heure actuelle : d’une certaine façon, c’est une question de plus en plus visible dans les sphères médiatiques, étatiques et institutionnelles. Mais dans le même temps, il y a des impensés. On ne se demande jamais : qui sont les femmes des « droits des femmes » ?
Vous faites un constat paradoxal : l’acceptation progressive, dans l’opinion publique, de certains principes des droits des femmes, loin de les renforcer, affaiblit au contraire le combat féministe ?
Il ne s’agit pas de nier la réalité des attaques que subit le mouvement de lutte pour l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, qui sont réelles et continuent d’exister (comme on l’a bien vu lors de la controverse autour de l’écriture inclusive ou avec certaines réactions au mouvement #metoo). Mais c’est là la partie visible des attaques reçues par la cause des femmes. Il ne faut pas perdre de vue qu’il y a des attaques plus insidieuses, moins facilement saisissables. Par exemple le fait que certaines femmes aujourd’hui sont des non-objets des politiques d’égalité. Il faut prendre la mesure de ces angles morts, qui sont des impensés des droits des femmes présentés institutionnellement.
Est-ce que la notion « d’intersectionnalité » est pertinente pour évoquer cet « oubli » d’une partie des femmes ?
On peut parler d’intersectionnalité oui. Je n’emploie pas le terme dans le livre d’abord parce qu’il s’agit d’un livre grand-public qui a pour ambition de sortir du monde académique. Ensuite parce qu’au sein du monde académique lui-même la notion est débattue. Pour rappel, le concept d’intersectionnalité a été élaboré à la suite des mouvements féministes noirs aux États-Unis, et proposé par Kimberlé Williams Crenshaw. Il lui permet de penser l’expérience constitutive d’être une femme noire, et ainsi d’articuler des oppressions multiples. C’est bien sûr une approche qui est au cœur de ma réflexion pour penser l’égalité femmes-hommes, à un moment où les politiques d’égalité s’institutionnalisent. Mais j’ai surtout voulu l’adapter, en parlant de l’imposition d’un féminisme néo-libéral, promoteur de politiques qui dissocient la question de l’égalité d’autres questions sociales, comme les discriminations économiques ou raciales.
Vous vous placez en désaccord avec ce « féminisme néolibéral« . Quels sont pour vous ses écueils ?
Le féminisme néo-libéral est une tendance des politiques publiques actuelles. Le problème avec cette tendance, même si elle peut être mobilisatrice sur la question de l’égalité et promouvoir des valeurs progressistes, c’est qu’elle isole la question de l’égalité entre femmes et hommes de celle des transformations de l’Etat social ou des transformations socio-économiques qui affectent en premier lieu les classes populaires. Nous sommes à un moment politique intéressant : la question de l’égalité est sur le devant de la scène et en même temps certains des droits fondamentaux qui permettent aux femmes de s’émanciper sont mis à mal. C’est assez illustratif d’un certain féminisme qui promeut l’égalité pour certaines femmes, en nuisant à d’autres. Les transformations du droit du travail par exemple affectent fortement les femmes, pas seulement les femmes bien sûr, mais elles sont très touchées.
Nous sommes à un moment politique intéressant : la question de l’égalité est sur le devant de la scène et en même temps certains des droits fondamentaux qui permettent aux femmes de s’émanciper sont mis à mal.
Ce féminisme ne pense l’égalité que pour une catégorie de femmes, pour le dire à gros traits les femmes blanches, hétérosexuelles et issues des classes supérieures. Il s’agit simplement de souligner qu’il existe, en même temps que des inégalités de genre, des asymétries de classe et des logiques ethnoraciales qu’on doit prendre en compte pour repenser l’égalité entre les femmes et les hommes. Et que certaines politiques publiques, parfois défendues par des personnes qui promeuvent par ailleurs l’égalité femmes-hommes, nuisent aux classes populaires, et a fortiori aux femmes des classes populaires. C’est contre-productif.
Les inégalités économiques viendraient donc surenchérir sur les inégalités de genre ?
Le fait est que les politiques visant à favoriser l’égalité professionnelle tendent à cibler une « égalité élitiste » – pour reprendre l’expression de collègues sociologues, dont Sophie Pochic, que je cite dans le livre – qui concerne notamment les femmes cadres qui peuvent être ou aspirer à des positions de pouvoir. Par exemple dans les politiques d’égalité professionnelle, il y a une tendance à se centrer sur la promotion des femmes aux postes de pouvoir, donc principalement des femmes des classes supérieures, aux dépens de l’amélioration des conditions de travail et d’emploi pour toutes les femmes, en particulier les femmes des classes populaires, qu’elles soient aides-soignantes, caissières, etc. Celles qui ont des temps partiels, des horaires fragmentés, dont la dureté du travail génère des maladies professionnelles… Cette question-là est peu visible.
L’actualité ces derniers mois a été saturée d’informations ayant trait aux oppressions subies par les femmes. Cette visibilité nouvelle, est-elle une bonne nouvelle pour vous ou répond-elle aux mêmes écueils ?
Tout dépend des questions qui sont traitées médiatiquement. Le harcèlement de rue par exemple a été très médiatisé ces derniers mois, avant même le mouvement #metoo. Or, dissocier la rue d’autres espaces publics, et notamment de l’espace de travail, tend à fragmenter la question des violences faites aux femmes. Certains espaces où s’exercent les violences sont alors invisibles. L’inégalité est toujours là, mais elle est mise dans l’ombre par ces mouvements médiatiques qui ciblent un problème plutôt que d’autres. Cela aussi doit inviter à repenser la façon dont les dominations qui s’exercent sur les femmes sont présentées et à y porter un regard critique.
Les campagnes de communication lancées par les collectivités sont des compléments efficaces à la verbalisation du harcèlement de rue / outrage sexiste portée par le @gouvernementFR
Ensemble, abaissons le seuil de tolérance de toute la société !
Bravo @iledefrance @vpecresse pic.twitter.com/RuZOxb3nDh— MarleneSchiappa (@MarleneSchiappa) 5 mars 2018
On l’a vu aussi récemment dans le traitement réservé à l’affaire Mennel [jeune candidate de The Voice voilée, poussée à quitter l’émission suite à l’exhumation de tweets à tendance complotiste]…
Oui, il y a une stigmatisation incroyable des femmes qui portent le voile qui sont progressivement exclues de l’espace public. C’est paradoxal parce que la promotion du droit des femmes repose en partie sur l’accès des femmes à la sphère publique, aux espaces d’éducation et de travail. Dans le débat public, l’idée selon laquelle l’accès à l’enseignement supérieur, à la plage, à la rue doit être limité est sans cesse réactivée. Même si ces débats ne débouchent pas forcément sur des lois, je pense qu’ils ont des effets sur ces femmes, à qui l’on rappelle qu’elles ne sont pas des citoyennes légitimes. Il y a pour ces femmes une forme d’exception à la règle : on promeut des droits pour les femmes, mais, elles, elles sont exclues de ce régime de droit. Le tout est fait au nom des droits des femmes, ou d’une certaine vision de la « laïcité falsifiée », pour reprendre l’expression de Jean Baubérot. Parfois, ce sont les mêmes personnes qui promeuvent les droits des femmes, notamment des représentantes et représentants étatiques, qui vont ensuite rendre légitime l’exclusion des femmes musulmanes qui portent un foulard de l’espace public.
Vous dites, en substance, que les droits des femmes sont « vendeurs » aujourd’hui, qu’ils permettent à certains politiques ou intellectuels qui les défendent d’avoir une façade de respectabilité, mais que cela n’est pas suivi d’effets. Le principal risque pour le féminisme aujourd’hui est donc l’instrumentalisation ?
C’est une logique analysée par beaucoup de chercheuses et chercheurs en sciences sociales : les droits des femmes servent de motif, de justification pour mener des guerres, en Afghanistan par exemple, ou pour exclure certaines femmes d’un certain régime de droits. On parle aussi de « fémo-nationalisme », soit le fait d’utiliser le féminisme pour exclure des musulmans, des migrants et délimiter les contours de la Nation.
(…) un féminisme d’affichage qui sert à stigmatiser, à exclure et à reproduire des inégalités
Le fait est qu’aujourd’hui la promotion des droits des femmes est censée être devenue une valeur partagée. Mais quand des acteurs politiques comme Marine Le Pen par exemple s’en réclament, il s’agit avant tout d’un moyen pour stigmatiser une partie de la population, à savoir les personnes migrantes ou musulmanes. Ce procédé n’est pas limité à l’extrême droite. Mais avec cet exemple je veux mettre en garde face à cet usage d’un féminisme d’affichage qui sert à stigmatiser, à exclure et à reproduire des inégalités. Non pas pour dire que tout est acquis et qu’il n’est plus la peine de mener des politiques d’égalité, mais pour dire qu’il faut les renforcer au contraire pour faire en sorte de construire une société plus juste. Les masculinistes existent, les conservateurs existent. Il ne s’agit pas de nier leur présence et leur influence, mais de voir qu’il existe aussi d’autres mécanismes, plus insidieux, qui renforcent les inégalités entre les femmes et les hommes.
Propos recueillis par Camille Tidjditi
Droits des femmes, tout peut disparaître, de Pauline Delage, Éditions textuel, Collection « Petite Encyclopédie Critique », 160 p.
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