Alors que les scandales dans les abattoirs n’en finissent pas, Olivia Mokiejewski s’est, elle, intéressée à ceux qui y travaillent. Les jeunes, les bourreaux… la journaliste, végétarienne, a rencontré ce « Peuple des abattoirs ». Elle a même relevé un défi : travailler 10 jours dans un abattoir, juste à côté de la « tuerie ».
En dégustant votre bon steak grillé au four, avez-vous déjà pensé à l’ouvrier qui avait tué l’animal dont provient cette viande ? A cette personne, complètement aliénée, fatiguée et cassée à force de tuer 300 bovins en quelques heures ? Probablement pas. Maintenant, on y repense à deux fois avant d’engloutir ce morceau de viande, hein ? C’est le choc qu’a voulu créer la journaliste Olivia Mokiejewski, en écrivant son enquête Le Peuple des abattoirs.
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Derrière la viande et derrière la mort de l’animal, elle montre sans prendre de pincettes qu’il y a le prix d’une autre vie : celle des ouvriers qui découpent et tuent la bête, tout au long de la chaîne de production. Pour la première fois, la journaliste, très impliquée dans les combats écologiques ou pour la cause animale et qui a notamment réalisé la série L’Emmerdeuse pour France 2, est l’une des seules à leur donner la parole, à eux, les quelque 50 000 ouvriers des abattoirs, que la société a oubliés et perçoit parfois comme des sadiques.
Dans cette enquête faramineuse et très bien documentée, qui retrace trois années de recherches et de rencontres avec des spécialistes et des psychologues, Olivia Mokiejewski a sillonné la France pour discuter avec les ouvriers de différents abattoirs, et visiter des usines. Elle s’est littéralement immergée dans ce monde où le sang et la mort sont banalisés, en devenant elle-même une ouvrière d’abattoir, pendant un job de 10 jours en intérim. Surprise : elle n’était pas infiltrée ni embedded, tout le monde savait qu’elle menait une enquête. Pourtant, une usine lui a ouvert ses portes.
Une expérience lourde, qui rythme son récit comme un fil rouge, et qui nous amène à des vérités jusqu’alors volontairement occultées. Au fil des jours, celle qui travaille désormais juste à côté de la « tuerie » raconte, et les ouvriers se confient à elle, en sachant qu’elle écrit un bouquin. Elle consacre des chapitres entiers à leurs histoires, leurs difficultés, mais aussi leurs espérances. Des chats errants, aux animaux morts et à la puanteur inhérente, elle détaille tout, avec les mots les plus crus car « la réalité ne pourra jamais être romantique ». Elle nous plonge à l’intérieur, comme si on y était car, au final, ce boulot, ça pourrait être le tien, comme le mien.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux ouvriers des abbatoirs ?
Olivia Mokiejewski – Je faisais un documentaire sur la filière porcine pour France 2 et le traitement réservé aux animaux m’a beaucoup préoccupée, mais j’ai été encore plus émue et choquée par les conditions de travail très difficiles des hommes. Les consommateurs essayent de les oublier, car ils ont une mauvaise conscience en mangeant de la viande. C’est l’hypocrisie humaine, car ce qu’on mange dans nos assiettes, c’est leur santé, leur vie.
En tant que végétarienne, cela n’a pas été trop difficile de faire cette mission d’intérim ?
Je n’avais aucune envie d’y aller le premier jour. Les abattoirs de bovins sont les plus impressionnants, ils sont gigantesques. La première journée a été la plus compliquée : on vous dit de ne pas réfléchir, et au bout de 30 minutes, le sang fait partie du décor et la mort devient banale. J’étais comme un robot. ça m’a fait peur, même moi qui suis végétarienne j’étais en train de couper les pattes d’un animal comme si de rien n’était. Dans un abattoir, on peut faire accepter l’ignoble à n’importe qui. J’ai fait les dix jours, j’aurais même pu tenir plus, mais je ne voulais pas prendre le travail de quelqu’un trop longtemps.
C’était vraiment « l’enfer », comme vous le décrivez dans votre livre ?
Au niveau des tâches, oui, il faut être puni pour faire ça, c’est le travail le plus ingrat : il y a de la vapeur, du sang, les cris des animaux vous martèlent la tête et il faut aller très vite. On a l’impression que ça ne s’arrête jamais. Mais il y a aussi une proximité avec les gens, on devient vite des compagnons de galère, ce sont des choses qu’on sait moins.
Comment se retrouve-t-on à travailler dans un abattoir ?
J’ai rencontré beaucoup de personnes, ils m’ont fait confiance très vite car ils voulaient se confier. Dans la majorité des cas, aucun n’a eu envie de faire ce travail. Certains viennent du milieu, comme les bouchers, mais personne ne voulait être « tueur », par exemple. C’était souvent par accident, pour dépanner ou pour un job d’été. Les entreprises le savent très bien : comme ils ont du mal à embaucher, ils leur proposent direct un CDI. Difficile de refuser, surtout quand on est jeune. Et plus tard, avec une maison ou un emprunt sur le dos, c’est compliqué de démissionner. C’est le piège.
Dans votre livre, vous recherchez des gens qui sont « heureux » de faire ce métier. En avez-vous trouvé ?
J’avais entendu parler d’un abattoir à Autun, où certains étaient « épanouis ». En réalité, ce sont seulement des gens qui se font à leur métier. Ils sont fiers de faire ce boulot que tout le monde ne peut pas faire, ils aiment l’ambiance, mais personne ne m’a dit « l’aimer ». C’est normal, personne n’aime travailler dans la merde, dans l’urine et le sang. Ils s’en contentent, c’est tout.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le « tueur » est très respecté dans l’abattoir…
Peu d’ouvriers sont capables de tuer des bêtes. Je me suis intéressée à la psychologie du « tueur » et beaucoup font ça de manière déconnectée. Des sadiques du couteau, il y en a aussi, mais ce sont souvent des personnes qui sont devenues folles à cause de ça. Je travaillais à côté d’un schizophrène, qui maniait un couteau, pourtant il n’y avait aucun contrôle psychologique ! J’étais même surprise qu’il n’y ait pas plus d’accidents ou de morts dans les locaux.
Auriez-vous été capable de tuer un animal ?
L’un des tueurs m’a demandé : « est-ce que tu veux trancher ? » C’était plus de la provocation, du bizutage. C’est interdit de le faire, il faut être expérimenté, mais si j’avais voulu le faire, il m’aurait laissée !
Qu’est-ce qui vous a le plus marquée ?
Lors de mon premier jour, j’ai dû couper les pattes d’un animal, et elles bougeaient encore dans mes mains… C’était une sensation indescriptible, tous les collègues rigolaient à côté. Et puis à la fin de cette journée, il y a le silence, les jets d’eau, c’est comme si rien ne s’était passé, alors qu’il y avait 600 animaux le matin. Et le lendemain on refait tout, c’est sans fin, c’est une sensation assez glaçante.
Vous avez eu une approche journaliste honnête, en précisant que vous écriviez un livre. N’avez-vous pas eu peur que les ouvriers soient « briefés » par leur patron ?
Ce sont des grandes gueules, ils sont là depuis des années donc ils n’ont rien à perdre. On ne m’a rien caché, j’ai vu des chats errants, les carcasses qui tombent par terre, le manque d’hygiène et de protection… Ils s’en fichaient car à l’époque les scandales n’étaient pas sortis. Et puis, une Parisienne comme moi, en plus végétarienne, forcément ils se seraient posé des questions. Etre à visage découvert, ça m’a permis d’avoir une mission d’intérim juste à côté de la tuerie. Généralement, les femmes sont mises en fin de chaîne.
Ce vendredi 27 avril, pour la première fois, un employé vient d’être condamné pour maltraitance animale. C’est une avancée pour vous ?
C’est un progrès, mais c’est loin de régler le problème. Si on veut arrêter la maltraitance des animaux, il faut se concentrer sur les contrats de travail. Si les procès obligent juste les abattoirs à installer des caméras de surveillance et les condamnent à des mois de prison avec sursis, ce n’est pas ça qui va améliorer leurs conditions de travail.
Votre livre est-il un appel au végétarisme ?
Non, je voudrais qu’on regarde la viande en face et qu’on décide : est-ce que ce mode de production est encore acceptable, alors que les bêtes souffrent et que les hommes sont cassés ? Je ne supporte pas qu’on fasse les autruches, si la société décide de continuer, d’accord, mais au moins elle le fera en connaissance de cause. Il faut continuer de parler d’eux, car sinon les scandales vont se tasser, exactement comme pour la vache folle…
Le Peuple des abattoirs, d’Olivia Mokiejewski, éd. Grasset, 175 p., 17€
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