Pendant trois mois, le dessinateur de BD Mathieu Sapin a suivi la rédaction du quotidien sur le terrain et dans les bureaux. Un drôle de reportage.
Prolifique auteur de bandes dessinées aussi hilarantes que pétillantes, Mathieu Sapin a infiltré pendant trois mois la rédaction de Libération pour en découvrir les coulisses et les mécanismes. Il est arrivé dans un journal en pleine effervescence, au moment où Nicolas Demorand remplaçait Laurent Joffrin, et au milieu d’une actualité particulièrement chargée (Fukushima, affaire DSK…). Avec son oeil indiscret et sa plume affûtée, il a saisi l’ambiance des bureaux et les trépidations des reportages. Sa BD offre une vision peu commune sur le journalisme, à la fois drôle, décalé et ethnographique.
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Etais-tu lecteur de Libération avant de commencer ton reportage ?
Mathieu Sapin – Lecteur occasionnel. Je n’avais pas un rapport affectif très fort avec le titre. J’étais par exemple incapable de citer des noms de journalistes. J’avais évidemment la figure de Serge July en tête.
Ça a été difficile de t’intégrer, de comprendre le fonctionnement interne du journal ?
Un moment clé m’a permis d’entrer dans le milieu : la conférence de rédaction du matin. Ma présence ne dérangeait pas trop les journalistes. Petit à petit, ils se sont habitués à me voir et moi, j’ai pu comprendre qui faisait quoi. J’ai commencé à dessiner de petits instantanés, postés ensuite sur un blog que les responsables du site de Libé m’avaient proposé de tenir. Ça m’a aidé à mettre des visages sur les fonctions et sur les caractères. J’allais toujours soumettre mon dessin à la personne concernée pour ne pas poster quelque chose sans lui demander son avis. Certains journalistes étaient curieux, venaient me demander ce que je faisais là. Certains m’ont très vite invité à déjeuner pour comprendre les raisons de ma présence.
Alors ? Quelles étaient-elles ?
Quand j’ai fini mon reportage sur Gainsbourg (vie héroïque) de Joann Sfar, des tas de gens m’ont demandé si ça m’intéresserait de travailler sur un autre film. Mais j’avais davantage envie d’explorer autre chose. Je cherchais un sujet. C’est Jérôme Brézillon, rencontré sur le tournage du Gainsbourg où il était photographe de plateau et qui travaille à Libé, qui m’a dit que ça serait marrant de raconter les coulisses du journal. Ça m’a tout de suite parlé.
Quelle a été ta méthode de travail ?
Pendant trois mois, j’y suis allé toutes les semaines. A partir d’un moment, tous les jours. Sur le tournage de Gainsbourg, j’avais inventé une méthode que j’ai essayé d’appliquer ici. Mais c’était quand même très différent, parce que sur un tournage il y a une dynamique temporelle avec un début et une fin, alors que là, il y avait une unité de lieu, mais un rythme cyclique. Finalement, je me suis laissé porter par ma curiosité.
Tu enregistres, tu notes et tu réécris ensuite ?
Ça dépend des circonstances. Pour retenir les dialogues de mémoire, je me mets dans un état de concentration proche de l’hypnose et peu de temps après j’arrive à tout restituer. Je me suis étonné moi-même de ce que je pouvais retenir ! Mais ce n’est pas infaillible, on peut involontairement trahir des propos. Parfois, surtout quand il y avait beaucoup de monde, je me servais d’un magnétophone mais je l’utilisais soit mal, soit à contretemps. Quand j’ai accompagné le journaliste Christophe Ayad à un rendez-vous avec un dignitaire tunisien, j’ai enregistré une heure d’entretien un peu soporifique pour moi parce que c’était très technique et que je ne comprenais pas tous les tenants et les aboutissants de l’affaire. Comme un abruti, à la fin je ferme le magnéto, on sort dans la rue et c’est évidemment là sur le trottoir qu’il raconte des choses passionnantes !
Tu fais tes croquis en même temps ?
Sur l’instant, je prends des notes au crayon dans un semblant de mise en page. C’est très rare que je commence vraiment à dessiner : je ne peux pas en même temps enregistrer ce que j’entends, ce que je vois et faire le découpage. Je prends aussi beaucoup de photos avec un appareil numérique.
Tu es très centré sur les gens, tu les incarnes parfaitement…
Un dessinateur comme Christophe Blain est bien plus fidèle dans la représentation. Je me suis rendu compte que je “bonhommisais” les gens. J’essaie de trouver le raccourci le plus pratique. Certains me reprochent de les avoir dessinés gros. Moi le premier, quand je me dessine, je croque une espèce d’avatar, une synthèse un peu caricaturale. Et dans tout ce que je décris, je m’attarde sur les aspects un peu frappants, un peu drôles. C’est forcément une forme de trahison, je ne montre pas les gens sous leur aspect le plus neutre.
Qu’est-ce qui t’a frappé chez les journalistes que tu as rencontrés ?
Leur investissement total et sacerdotal. Ils ne décrochent jamais, ils sont tout le temps en alerte, je les soupçonne de regarder tout le temps leur téléphone quand ils ne sont pas au bureau. Je trouve ça harassant. Moi, cette enquête m’a épuisé. Et encore, je pouvais la mener à mon rythme et je savais qu’après je pourrais me reposer. Les gens là-bas sont dans un état de fatigue permanent mais en même temps très disponibles. Certains sont fatigués moralement mais ils y vont, ils font le truc. Je trouve ça admirable.
A l’époque, l’actualité internationale était très forte. Comment cela s’est-il traduit ?
Mon sujet, c’était les journalistes, pas Fukushima ou DSK. J’ai décrit ces événements par petits bouts, selon les moments de vie du journal, mais je suis certainement passé à côté d’un tas de choses. DSK par exemple : quand ça a éclaté, j’aurais pu y aller le jour même – un dimanche – quand toutes les rédactions étaient en émoi. Mais j’ai passé la journée en famille. Je voyais bien que j’allais rater quelque chose mais ma grand-mère aurait fait une crise si je ne m’étais pas rendu chez elle. Les journalistes que j’ai croisés à Libé ne se posent pas cette question. J’imagine qu’ils ont une vie de famille mais ils la mettent de côté quand c’est nécessaire. Ça doit être entendu comme ça. Je n’en ai pas vu se prendre la tête et dire qu’ils s’engueulaient à chaque fois avec leur conjoint. Moi, j’aurais du mal. Après ce week-end, je suis parti au Festival de Cannes, tout en sachant que c’était à Paris que ça se passait. Mais je me suis dit que c’était aussi l’occasion de montrer comment on ratait un truc : c’est aussi le quotidien ou la hantise du journaliste de ne pas être au bon endroit au bon moment.
T’es-tu autorisé à mettre dans ton livre des choses plus intimes sur les journalistes ?
Tout en sachant que j’étais là pour faire un portrait du journal, énormément de gens venaient me dire : “Voilà, Untel me gonfle”, etc., etc. Ça m’a drôlement surpris ! J’étais la dernière personne à qui il fallait le dire ! Si j’avais balancé tout ce qu’on me racontait, j’aurais pu créer des tensions. “Machin écrit mal”… (rires). C’est tentant mais ça ne m’intéressait pas. Ça ne me semblait pas approprié.
Comment qualifierais-tu ce genre de BD ?
En ce moment, on remarque un goût pour la bande dessinée qui décrit le réel, sous des formes variées. Le terme qui convient le mieux, c’est “BD reportage”. Certains font des albums plus proches de la BD dans la forme, et apportent un grand soin au dessin. Le langage que j’ai trouvé va formellement vers le carnet de notes.
Tu as toujours envie de creuser cette voie ?
Oui, mais je ne veux pas laisser tomber la fiction. En fiction, ce que je fais d’habitude est très lâché et je n’ai de comptes à rendre à personne sauf à moi-même. Je ne me pose pas d’autres limites que celles de mon délire.
Revendiques-tu le caractère ethnographique de ce travail de représentation du journalisme en action ?
Tout à fait. La voie a été ouverte par Sfar et ses carnets, quand il va au Festival de Cannes ou au procès de Charlie hebdo et raconte quasiment en direct ce qui se passe de manière très subjective, à la volée. La grosse différence avec moi, c’est que Joann Sfar est très introspectif, il s’exprime. Moi, je ne saurais même pas quoi dire.
Recueilli par Jean-Marie Durand et Anne-Claire Norot
Journal d’un journal (Delcourt), 136 pages, 14,95 €
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