Jón Kalman Stefánsson s’est perdu dans “l’endroit le plus noir” d’Islande. Un livre épuré qui touche au sublime.
La vie, dure, sauvage, souvent absurde et pourtant magnifique. Tel est le sujet du dernier roman de Jón Kalman Stefánsson, auteur islandais de huit romans, remarqué pour sa trilogie (Entre ciel et terre, La Tristesse des anges, Le Cœur de l’homme) parue chez Gallimard.
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L’action se déroule à Keflavík, “l’endroit le plus noir du pays. Nulle part en Islande les gens ne vivent aussi près de la mort.” Trois époques, trois générations se mêlent dans des récits parallèles, de “Jadis” à “Aujourd’hui”. “Cela débute de manière anodine et dénuée de panache” : Ari, père de trois enfants, jette un matin son bol de céréales par terre en criant à sa femme : “Faut-il que tu fasses tant de bruit en mangeant ?”
Une écriture comme son pays : brute, dépouillée, sublime
Il plante sa famille et part s’installer au Danemark. Jusqu’à ce que son père mourant le fasse revenir sur son île natale. Dans le taxi qui le ramène chez lui, les souvenirs remontent à la surface. Il se remémore Kristján, l’illuminé avec lequel il écaillait le poisson, récitant son poète préféré en boucle et rendant ses collègues dingues ; les camions militaires des Américains qu’il dévalisait, adolescent, pour y trouver des biscuits et de la bière. Il découvre aussi tel marin réputé, qui végète désormais en employé de supermarché, après avoir été ruiné par les taxes de l’Union européenne. Enfin, à l’aéroport, son cousin devenu douanier l’humilie d’une fouille anale.
L’écriture de Stefánsson est comme le pays dont il est originaire : brute, dépouillée, sublime. Certaines phrases laissent K.-O. et font monter les larmes aux yeux. Elles s’aventurent sur le terrain glissant de l’émotion la plus pure, au risque du pathétique, pour mieux toucher aux sentiments les plus complexes. Au bord du gouffre, comme un marin pris dans la tempête tient malgré tout la barre et le cap.
Des condensés d’émotion qui irradient
L’auteur sait aussi restituer toute la profondeur dramatique de ces moments pourtant anodins de l’existence : un petit déjeuner entre un père et son fils, l’ennui, la gêne et le silence entre eux, le journal posé sur la table, qu’ils se refilent à défaut de se parler.
Il a enfin cette façon de créer des trous dans l’espace-temps du récit, ces moments où, d’un coup, les questions essentielles qui tourmentent ses personnages se cristallisent en un nœud d’une intensité presque insoutenable. Ces condensés d’émotion irradient, comme une lumière blanche, sur ces vies simples et grandioses.
D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (Gallimard), traduit de l’islandais par Eric Boury. 448 pages, 22,50 €
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