Lorsque l’on veut conserver le souvenir d’un être cher, il est rare que l’on privilégie le portrait d’un éléphant en colère. C’est pourtant ce qui advient à Louis dont le papa, comptable dans une bananeraie africaine et chasseur d’images pendant ses loisirs, meurt écrabouillé par un éléphant qu’il venait de photographier, sa tenue orange vif ayant indisposé […]
Quand un ex-chanteur de funk devient charcutier, s’entiche d’un manchot empaillé et tire profit d’icebergs : bienvenue dans La Fonte des glaces,
le roman fou, génial et poétique de Joël Baqué.
Lorsque l’on veut conserver le souvenir d’un être cher, il est rare que l’on privilégie le portrait d’un éléphant en colère. C’est pourtant ce qui advient à Louis dont le papa, comptable dans une bananeraie africaine et chasseur d’images pendant ses loisirs, meurt écrabouillé par un éléphant qu’il venait de photographier, sa tenue orange vif ayant indisposé le pachyderme.
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Sous le signe de cet écrasement s’ensuit une biographie elle-même raplapla : retour en France pour Louis et sa maman, le jeune garçon filant bientôt “vers les maelströms de l’adolescence savonneuse”. Ainsi, sous l’influence libidinale d’une certaine Chantal Garage, il entame une carrière musicale funky sous le pseudonyme de Fuck Dog Louis.
Tripes, boudin et Var Matin
Mais Louis renonce fissa à cette vocation pour se jeter dans une autre, nettement moins éphémère : la charcuterie, dont il devient un maestro dans sa boutique de Toulon, véritable “temple de la tradition charcutière française”. Entre tripes et boudin maison, rien que du bonheur, mijoté en la douce compagnie de son épouse, la belle Lise “qui savait emballer du fromage de tête avec le soin qu’on apporte à un cadeau d’anniversaire”.
Las !, tout fout le camp, même le goût des rillettes. Voilà Louis veuf et retraité, tuant le temps entre contemplation des mouettes dans la rade de Toulon et scrutation de Var Matin, “dont la lecture comblerait le creux qui se formait en fin de matinée, quand il est trop tôt pour passer à table et trop tard pour ne pas y penser”.
Un torrent de folies fiévreuses va augmenter la manchotmania de Louis tout en l’aggravant
Jusqu’au jour miraculeux où le regard de Louis va croiser celui d’un manchot empereur empaillé qui végétait au fond d’une brocante. Limite coup de foudre, Louis fait l’acquisition du volatile. Bien lui en prend, car la suite de sa vie n’est plus du tout un long marigot tranquille mais un torrent de folies fiévreuses qui vont augmenter la manchotmania de Louis tout en l’aggravant.
Non content de dénicher d’autres manchots empaillés pour tenir compagnie à sa primo acquisition, Louis va aller vérifier sur le terrain, c’est-à-dire en Antarctique, tout ce qu’il croyait savoir sur les us et coutumes de ses nouveaux amis et notamment le fait sidérant qu’ils peuvent retenir leur respiration pendant plus de vingt minutes.
Ecolo + iceberg = pépettes
Ainsi résumé à la diable, le tout début de La Fonte des glaces, huitième roman de Joël Baqué, n’est qu’une misérable mise en bouche pour inciter à dévorer le festin qui va en découler, à vrai dire une orgie romanesque dans laquelle on ne sait où donner de la tête et du fou rire. Au menu : un Inuit inouï nommé Ivaluardjuk qui n’a rien à foutre en Antarctique vu qu’il est né au pôle Nord mais qui sert pourtant de guide à Louis et éventuellement de dealer en biscuits revenus dans de la graisse de phoque, reliquats d’un stock de survie soviétique, dont les vertus hallucinogènes ne tarderont pas à se faire sentir.
Mais aussi Marc et son cousin Jonathan, patrons d’un chalutier spécialisés dans la traite des icebergs, chasseurs de glaces millénaires promises à grands profits, “l’eau ainsi récoltée étant commercialisée en tant qu’eau préhistorique réputée ultra pure et facturée en conséquence, quinze dollars le litre”. “Le prix d’une bonne huile d’olive”, s’indigne Louis, gagné par la fibre alter au contact d’Alice, une journaliste québécoise à poigne, “du genre à tenir l’équerre tout en grimpant à une corde à la force des bras”.
Le cousin Jonathan, devenu affairiste, se défait d’une ophtalmie pénible quand il ouvre les yeux sur la martingale gagnante : écolo + iceberg = pépettes. De fait, quelque temps plus tard, remorqué par un bateau, un iceberg publicitaire fait son entrée dans le port de Toulon sous les hourras de la foule. Et Louis, aidé par l’entregent médiatique d’Alice, mute en star mondiale qui fait la une du Times.
Entre Glen Baxter et Jacques Tati
Déjantée, frappadingue, dadaïste, la multiplication des adjectifs ne suffirait pas à épuiser cette chaîne déchaînée de causalités loufoques qui évoque un mariage de déraison entre les illustrations faussement benoîtes d’un Glen Baxter et les regards moroses d’un Jacques Tati. Car sous le propos hilarant couve un violent dézingage de nos temps modernes intoxiqués par la loi du profit à tout prix.
Et conséquemment, un profond cafard : “Comme cet iceberg qui transpirait à gouttes de plus en plus grosses, Louis fondrait en silence et disparaîtrait à son tour. L’iceberg symbolisait la banquise, Louis l’humanité.” C’est une des dernières phrases du roman. Le souffle ultime est un vent glacé.
La Fonte des glaces (P.O.L), 282 pages, 17 €
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