L’écrivain américain Jim Harrison s’est éteint à l’âge de 78 ans, samedi 26 mars, à la suite d’une crise cardiaque, chez lui dans l’Arizona.
Longtemps, les borgnes les plus célèbres des Etats-Unis furent de légendaires metteurs en scène de western – John Ford, Raoul Walsh, André de Toth. Puis vint Jim Harrison, un écrivain dont l’œuvre était, à sa manière, du très grand cinéma – un cinéma des espaces sauvages, de l’aventure, du rejet de la société urbaine et de la fraternité avec les survivants indiens du grand génocide qu’entraîna au XIXe siècle la conquête de l’Ouest. Son décès, survenu à l’âge de 78 ans le 26 mars dans la petite ville d’Arizona où il passait ses hivers, prive l’Amérique littéraire de l’un de ses monuments majeurs. Ou, à tout le moins, de l’un de ceux que les lecteurs français auront le plus volontiers visité.
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La chaleur de l’action, de l’alcool et du désir
Monumental, Jim Harrison l’était à la fois par sa stature de colosse – quand il sortait en compagnie de son ami Jack Nicholson, il arrivait aux passants de le prendre pour le garde du corps de ce dernier – et par sa façon d’incarner aux yeux des Européens le mythe de l’écrivain américain bourlingueur et bagarreur, aux appétits démesurés et au tempérament rebelle.
Soit d’un homme des bois doublé d’un dur à cuire jouisseur, descendant de Jack London comme de John D. MacDonald, de D. H. Thoreau autant que d’Henry Miller. Alors qu’Hemingway, à qui il était las de se voir comparer, lui évoquait « un poêle à bois dont il ne se dégageait aucune chaleur », cette chaleur – celle de l’action, de l’alcool et du désir – était au cœur de son œuvre.
Jim Harrison naît dans le Michigan, terre de lacs et de futaies, paradis des pêcheurs, des chasseurs et des anachorètes. A sept ans, il perd l’usage d’un œil. Longtemps, la blessure est imputée à un accident de montagne ; en 2002, la parution d’une autobiographie (En marge, éd. Bourgois) révèle qu’elle est en fait due à un coup de tesson de bouteille, porté par une fillette.
Bientôt, l’œil rescapé est mis à rude épreuve. Boulimique de lectures, le jeune Harrison dévore avec une égale voracité les ouvrages de philosophes et d’historiens, d’auteur de polars et de poètes : en 1993, il se souviendra, lors d’un entretien accordé aux Inrocks, d’avoir, au sortir de l’adolescence, « déjà lu tout Appolinaire, Rimbaud, Valéry ». Car le coureur de bois est aussi un intellectuel à l’œil panoramique, dont le premier succès de librairie (Légendes d’automne, paru aux Etats-Unis en 1979) jumelle le regard poétique de Federico Garcia Lorca et, sur la première page, ceux d’un vautour et d’un coyote, tous deux fascinés par le spectacle d’un homme à l’agonie.
Paillard, drôle, crâneur et râleur
C’est à une seconde blessure, au dos celle-là, que Jim Harrison doit son entrée en littérature. Durant une expédition de chasse, il fait une mauvaise chute. Son complice Thomas McGuane lui suggère alors de mettre à profit son immobilité forcée. En résulte en 1971 un roman inaugural, Wolf, mémoires fictifs. Déjà, les grands thèmes sont là : un New-Yorkais aimant (beaucoup) trop les femmes, l’alcool et les drogues s’enfonce dans les forêts du Michigan. Son but ? Apercevoir l’un des derniers loups vivant en liberté, dans l’espoir de voir sa chance tourner s’il parvient à communier avec l’animal. Bien que l’expédition tourne au fiasco, le ton est donné : paillard, drôle, crâneur et râleur, un écrivain est né.
Suivent quarante-cinq années de tête-à-tête avec une machine à écrire : auteur de vingt et un ouvrages de fiction, quatorze recueils de poésie, deux essais, une autobiographie et un livre pour enfants, Harrison aborde les genres les plus divers, s’essaie au roman policier, prend en compte les préoccupations écologiques des années 70, fait de la vengeance l’un de ses ressorts dramatiques fétiches et prend le chemin d’Hollywood, où il cosigne les scénarios de films ayant pour vedette Kevin Costner (Vengeance, 1990) ou Jack Nicholson (Wolf, 1994) mais s’entend beaucoup mieux avec les starlettes qu’avec les patrons de studios.
Thriller et élégie
Allié à cette prolificité, son hédonisme assumé lui vaut de se retrouver catalogué chantre macho de la baise, de la baston, de la boisson et de la (grande) bouffe – une image qu’il nuance en faisant de l’héroïne éponyme hyper indépendante de son chef-d’œuvre (Dalva, 1988) l’un des plus beaux personnages du roman de l’Ouest. Mais une image qu’il entretient également en détaillant dans Aventures d’un gourmand vagabond (2001) le menu d’un déjeuner ayant duré onze heures et entraîné la consommation de trente-sept plats et dix-neuf vins.
Bête noire des diététiciens et de certaines féministes – à celles qui pérorent depuis une chaire d’université, il préférait les « frying pan feminists », celles qui, confrontées à un malotru, l’envoient au tapis d’un coup de poêle à frire sur le crâne – Harrison pouvait parfois sembler prévisible. Avec le temps, ses déclarations bravaches, ses diatribes contre les élites de New York et ses dénonciations de la correction politique l’avaient, aux yeux de ses détracteurs, fait entrer dans la catégorie des hommes blancs septuagénaires, des grincheux voués à mener une vaine guérilla contre la marche du monde.
Ses deux ultimes romans – Grand Maître (2012) et Péchés capitaux (2015) – témoignent toutefois de la capacité inentamée de l’écrivain trappeur à prendre le lecteur au piège, à simultanément jouer sur les tableaux du thriller et de l’élégie. Confronté à un huitième péché capital – la violence, fille préférée de l’Amérique – l’alter ego de l’écrivain, un flic mélancolique mais chaud lapin nommé Sunderson, trouve dans la méditation et la pêche à la truite un remède aux désordres du monde. Et, dans des pages admirables, crapahute sur les sentiers de la péninsule supérieure du Michigan, une région où les loups, les ours et les coyotes doivent aujourd’hui se sentir bien seuls.
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