Petits marlous juifs, white trash des quartiers pauvres, un peu rappeurs, un peu gangsters, ils sont les héros déclassés du formidable récit de Karim Madani dans le Brooklyn d’avant la gentrification.
Brooklyn, New York. Fin des années 1980 ou début des années 1990. A l’époque, ça ne ressemble pas à cette Mecque hipster où l’on descend des jus équitables de toutes sortes pour 10 dollars, en écoutant Sufjan Stevens. Les gangs y font encore la loi, et la musique qui s’échappe des bagnoles est plutôt celle de Public Enemy ou de Schoolly D, ce petit prince du ghetto qu’Abel Ferrara a régulièrement casé dans ses bandes originales.
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A Brooklyn, à cette époque, la drogue et le crime courent les rues du borough new-yorkais et avec eux, un reporter français, Karim Madani, qui traverse souvent l’Atlantique pour le compte de ce génial magazine que fut L’Affiche. Il est fan de Lester Bangs, entre autres, et on le voit dans ses textes ciselés. Il rencontre tout ce que le quartier compte de newcomers hip-hop et met un jour la main sur des gandins qui ont formé le groupe Non Phixion.
Les types, parmi lesquels un dénommé Necro (qui en 2000 publiera un album mythique intitulé I Need Drugs), utilisent toutes les trois phrases le mot “goon”, qui dans l’argot américain désigne une personne issue des classes populaires des grands centres urbains ou des banlieues pauvres. “Goon” peut aussi vouloir dire, dans certains cas, “crétin” ou “white trash”.
Ill Bill et Necro, marginaux de la contre-culture new-yorkaise
Ce vocable va surtout permettre à Karim Madani de rassembler les parcours de quatre jeunes gens (trois gars et une fille), pauvres, new-yorkais (pas tous de Brooklyn), juifs, rappeurs ou gangsters (ou bien les deux), et dont il fait aujourd’hui les héros perdants et magnifiques d’une non-fiction (comme quoi le destin) publiée aux excellentes éditions Marchialy – qui avaient notamment sorti l’an passé le formidable Tokyo Vice, signé Jake Adelstein.
Le livre de Karim Madani est une super saga qui raconte New York et ses héros (malheureux) comme saurait le faire un Nick Tosches. Mais, surtout, avec Jewish Gangsta, Madani déterre avec classe un pan quasi oublié de la contre-culture américaine, en fouillant dans l’histoire et dans ses souvenirs avec une précision dingue.
Des Blancs juifs qui ont castagné des mecs à mains nues
Les premiers types que l’on croise, c’est Ill Bill et Necro, deux frangins fils d’un voyou qui a fait ses classes en Israël. Ils sont jeunes, même pas 19 piges, se fringuent en Karl Kani ou en Maurice Malone et écoutent autant les groupes gangsta que ces génies de Slayer. Et dans leur hood de Farragut, ils essaient de tenir la dragée haute à un gang, celui des Decepticons, qui dépouillent régulièrement les habitants du quartier.
Ill Bill et Necro ne sont pas des mauviettes, ils se trimballent avec des couteaux de compétition, collent des gnons, en prennent aussi, et même s’ils ne finissent pas toujours vainqueurs, on leur doit le respect. “C’était les rares Blancs juifs dans les quartiers blacks et latinos de Brooklyn, ils ont castagné des mecs à mains nues, et pour ça, dans le quartier, tout le monde les prend au sérieux. Ensuite, ils deviendront les petites vedettes des battles hip-hop de l’époque.”
De vrais thugs avec un oncle fumeur de crack
L’histoire de ces deux frangins, véritable pivot du livre, nous permet de comprendre ce que furent ces goons. Des jeunes pauvres et paumés, parfois seuls Blancs de leur quartier, qui ont décidé d’affirmer leur identité en faisant les marlous – et en espérant, par ce comportement, gagner ce qu’on n’appelait pas forcément swag à l’époque.
Ils ont leur look, leurs codes, leur langage, et préparent sans le savoir le terrain à Eminem ou, un peu plus tard, à Mac Miller. “Ils ont bossé pour Eminem et Mac Miller, ils ont fait tout le taf. Mais autant Mac Miller est un babtou fragile, comme on dit aujourd’hui, autant Ill Bill et Necro sont des vrais thugs, c’est des mecs qui ne plaisantent pas.”
Ill Bill et Necro ont un oncle particulièrement chelou, Uncle Howie, qui se pique et fume du crack devant eux, mais qui les emmène – en même temps – voir des films de série B sur la 42e rue, ou les encourage vivement dans leur passion pour le hip-hop.
C’est d’ailleurs ce même Uncle Howie (qui comme dit Karim Madani “mériterait un bouquin à lui tout seul”) que l’on verra se shooter pour de vrai dans le clip apocalyptique de I Need Drugs, morceau de bravoure de l’album du même nom qui placera définitivement Necro sur la carte du hip-hop new-yorkais.
Le vol de voiture élevé au rang des beaux-arts
Ce rap de Blancos, comme dirait Manuel Valls, débonnaire et très foncedé, ce pourrait être la bande originale de la vie des deux autres protagonistes de Jewish Gangsta : Ethan Horowitz, dit Maya Lansky, voleur de bagnoles hors-pair, et J. J., de son vrai nom Jane Berkowitz, à la tête d’un redoutable gang de filles.
Ils sont juifs mais ils s’en foutent un peu, sauf quand il s’agit de se trouver un blase ou de se faire un tattoo qui rappelle un ancien de la yiddish connection. Ethan et J.J. sont eux aussi des goon, des petits criminels au final plutôt attachants, coincés dans leur vie pourrie (et parfois dangereuse), mais avec toujours cet espoir de la rendre plus cool.
“Une nana qui monte un gang de filles de façon hyperomantique”
“Ethan, par exemple, c’est un esthète qui place le vol de bagnoles au rang des beaux-arts. Il opérait de façon assez cinématographique. Il voyait un peu sa trajectoire criminelle comme une sorte de ballet. Pareil pour J.J., c’est une nana qui monte un gang de filles de façon hyperomantique.” Ils font des allers-retours en taule, zonent et se planquent autour de Coney Island ou de Brighton Beach, sachant bien que New York est immense mais qu’on finira bien par les retrouver un jour.
Ce sont des personnages qui ne dépareilleraient pas dans le Little Odessa de James Gray, plombés par une histoire familiale compliquée mais qui se créent leurs propres règles, tant pour survivre que pour s’imaginer un semblant d’avenir.
Entre jours de bien et coups de moins bien
Ces parcours chaotiques, entre quartiers pauvres et univers carcéral, Karim Madani les raconte avec une précision et une poésie terribles. Là encore, on pense à Tosches, ou au Nik Cohn de Broadway, la grande voie blanche. Sauf qu’on est loin de Broadway : on est dans le Queens ou à LeFrak City mais on s’attache aux personnages de Madani comme à ceux de ces grands maîtres du long cours.
On entre dans leur famille, on entre dans les détails intimes, parfois très intimes. On passe en revue les tatouages, les drogues favorites, les goûts musicaux. Ce sont les années 1990, on écoute forcément beaucoup de rap, du Wu-Tang à Mobb Deep, mais on se passe aussi dans le Walkman l’héritage new-yorkais, des Ramones à Lou Reed.
Les jours de “bien”, on se paie des nuits à 1 000 dollars et on se trimballe dans les grands hôtels comme un chien dans un jeu de quilles. Les jours de “moins bien”, on se planque chez des cousins ou on dort dans la caisse, dans son blouson.
Tout cela, Karim Madani le raconte avec le même intérêt, avec le sens du détail et l’amour de son sujet. Ce mot “goon” et l’univers qu’il raconte, il les fait exister devant nous avec classe et détermination. On est là, planté dans les années 1990, avec peut-être une paire de L. A. Gear et des images de NBA dans la tête.
Jewish Gangsta est un livre absolument captivant, l’œuvre d’un type passionné parti choper son petit bout d’histoire américaine. A découvrir de toute urgence, en écoutant bien sûr en boucle le I Need Drugs de Necro.
Jewish Gangsta – Aux origines du mouvement goon de Karim Madani (Marchialy), 96 pages, 18 €
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