Stars de Homeland, de la guerre et de la Poste, les drones s’invitent dans deux romans. L’Allemand Tom Hillenbrand et le Français Jean-Noël Orengo les convoquent pour interroger le rapport de l’homme à la machine et à Dieu.
Sexagénaire débonnaire en gilet, Richard B. a besoin d’une nouvelle BoxTV et d’un peu de pop-corn. Il prend alors sa tablette et, en trois clics, passe commande. Trente minutes plus tard seulement, un drone aux courbes rassurantes et au vol souple se pose au fond du jardin de son cottage anglais, y dépose un petit paquet sans bruit, et repart tout aussi furtivement. Richard B. est ravi, il va pouvoir regarder la Premier League en grignotant du maïs soufflé.
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Scène domestique d’un K. Dick oublié ? Non. Remake sci-fi d’un vieil Agatha Christie ? Pas davantage. La séquence a été filmée le 7 décembre dernier près de Cambridge. Le géant de l’e-commerce, Amazon, livrait son premier colis par drone à un particulier, ouvrant une nouvelle ère dans le service à domicile, marquant une nouvelle étape dans la robotisation de la société.
Le drone s’impose dans l’espace civil
En 2017, la foire du drone est donc ouverte. Avec près de 400 000 unités de multirotors de loisirs écoulés en France l’année dernière, plus d’un million au Etats-Unis, les aéronefs sans pilotes sont en train de s’imposer dans l’espace civil, après avoir conquis le champ des batailles. Aujourd’hui, ils envahissent celui de la littérature.
Deux romans de la rentrée leur sont consacrés. L’Opium du ciel, qui marque le retour en librairie de Jean-Noël Orengo après son très remarqué et ambitieux premier roman, La Fleur du Capital en 2015, et Drone Land, polar d’anticipation brillant de l’Allemand Tom Hillenbrand.
Qui, du créateur ou de la créature, domine l’autre ?
Deux textes très différents qui se rejoignent néanmoins pour renouveler une science-fiction héritée des robots de Karel Capek, inventeur du terme dans la pièce R. U. R. en 1920, et nourrie des humanoïdes d’Isaac Asimov, de Stanislas Lem ou de Philip K. Dick, encore lui.
Et si les drones d’Orengo et Hillenbrand ne relèvent pas des androïdes inquiétants à visage humain qui ont fait le succès des auteurs pionniers du genre, ils continuent néanmoins d’interroger la relation anxiogène qu’entretient l’humanité à ses machines. Qui, du créateur ou de la créature, domine l’autre ? Qui asservit qui ? Comment ? Pourquoi ? A quel prix ? Et puis qui, des deux, survivra demain ?
Un golem de pétaoctets
Chez Tom Hillenbrand, les drones sont les soldats à hélice d’une société ultrasécuritaire sous surveillance permanente. L’auteur imagine une Europe pas si lointaine où la montée des eaux a effacé la Hollande de la carte et où les ressources naturelles sont devenues les enjeux de guerres meurtrières.
Un monde de technologies où les drones mais aussi les voitures autonomes, les caméras, les cartes de crédit, de paiement, d’abonnement, d’identité et autres lunettes connectées sont autant d’espions qui emmagasinent et envoient des millions d’informations à Terry, un système d’intelligence artificielle surperformant, golem de pétaoctets inépuisable au service de l’Etat. En bref, un monde où “Terry is watching you”.
Mais à la suite du meurtre d’un membre du Parlement européen, quand l’engin se met à déconner, c’est le mythe du golem de Prague qu’Hillenbrand fait revenir à la sauce technophobe. L’histoire ancestrale de la créature qui échappe à son créateur et inspire la fiction des avatars insoumis : du monstre de Frankenstein de Mary Shelley aux Supertoys de Brian Aldiss, en passant par HAL, le supercalculateur des odyssées de l’espace d’Arthur C. Clarke.
Idées futuristes et inventions high-tech
Et si, dès lors, Hillenbrand se lit évidemment comme un satiriste alarmant qui fustige les dérives techno-tyranniques de notre société du big data et de la géolocalisation par satellite, son roman reste surtout un thriller d’anticipation haletant, un trésor d’imagination truffé d’idées futuristes et d’inventions high-tech.
Jean-Noël Orengo, lui, n’a pas opté pour le polar futuriste. Son Opium du ciel va plutôt chercher du côté du conte contemporain. Une fiction hybride où se mêlent technologie et science-fiction, archéologie et mysticisme, poésie et sensualité. Un texte où se rencontrent les croyances millénaires et les innovations futures. Ici, Orengo donne corps et voix à “Jérusalem”, un drone conscient qui plane au-dessus de la Terre et observe une humanité à laquelle il reste, malgré tout, étranger.
Le portrait d’un monde de croisades et de guerres, où parfois surgit une étincelle de félicité amoureuse
Né de l’assemblage des pièces de deux engins différents, l’un civil, l’autre guerrier, le quadrimoteur puise dans ses cartes mémoire pour délivrer ses confessions et dresser le portrait d’un monde de croisades et de guerres, où parfois surgit une étincelle de félicité amoureuse.
“Au commencement était le Verbe.” En octroyant à sa machine le pouvoir des mots, donc la liberté d’expression d’un “je” conscient, Orengo interroge le rapport de nos sociétés désenchantées et technicisées à ses divinités. Question fondamentale qui sous-tend la science-fiction : quand l’homme se substitue au créateur pour donner la vie, que devient Dieu ? quand la créature, mi-machine, mi-divine dépasse son pygmalion en intelligence, en connaissance, et en expérience, qui règne sur le monde ? Celui qui pense, celui qui dit, celui qui écrit, semble répondre le drone Jérusalem. Amen.
L’Opium du ciel de Jean-Noël Orengo (Grasset), 272 pages, 19 €
Drone Land de Tom Hillenbrand (Piranha), traduit de l’allemand par Pierre Malherbet, 320 pages, 19,50 €
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