De quoi se souvient-on quand on frôle la mort ? En faisant le récit de son cancer, Jean-Marc Roberts dénude le temps, sans jamais le perdre.
Editeur, romancier, figure romanesque du milieu littéraire, Jean-Marc Roberts a longtemps été l’éditeur de Christine Angot, et est aujourd’hui celui du Belle et Bête de Marcela Iacub. Intéressant de voir comment cette « affaire Iacub » aura brusquement rendu tout un milieu bien vertueux, n’hésitant pas à jeter l’opprobre sur les éditions Stock, Le Nouvel Obs, Libération, tout en oubliant certains cadavres moisissant dans ses propres placards.
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Dans Deux vies valent mieux qu’une, celui qui a toujours abordé sa vie dans ses romans y narre son cancer du poumon – rien de tel que frôler les précipices pour y voir clair et le dire haut et fort, et répondre d’une façon drôlement anticipée au dit milieu : « Ai-je réussi ? Sans doute et faute de mieux. À quelques rares exceptions, notre petit univers fourmille d’ânes et d’héritiers, parfois les deux. » Quant à la « moralité » des autres :
« J’ai adoré mes prétendants, ces vautours caricaturaux qui ont fait savoir très vite qu’ils étaient à l’évidence la personne de la situation. ‘Au besoin, s’il revient, on rendra les clés des éditions à Jean-Marc’. »
L’essentiel du livre ne tient heureusement pas là, mais plutôt dans la question même de l’essence : qu’est-ce qui constitue une vie, qu’est-ce qui nous en reste quand on est ralenti, exclu, par la maladie ? Quels sont les moments, les souvenirs, qui la fondent, et qui remontent contre toute attente à la surface quand on est mis au pied du mur par la vie même ? Ses étés d’adolescence en Calabre près de l’oncle Felice, un premier amour, le soleil italien, et… Thierry Le Luron ! Aucun pathos, plutôt une jolie distance pour aller plus vite au but, débarrassé des fioritures et autres convenances. Des souvenirs écrits « en vitesse », deux, trois phrases pour dire ce qu’on aurait dit naguère en plusieurs livres, qui réjouiront certains, en blesseront d’autres, mais là n’est plus la question.
« Tant de gens traquent dans les récits et les romans la moindre faute. Vont-ils se reconnaître ? J’ai remarqué que le rôle principal, même maltraité, ne se plaignait jamais. »
De rôle principal, il n’y en a pas vraiment dans Deux vies valent mieux qu’une. Le sujet, c’est le temps quand il risque de vous être brutalement retiré. Il y a, bien sûr, ceux qui comptent : les enfants, les femmes aimées, la première, Amalia, et la dernière, Anna : deux prénoms qui se reflèteraient presque. Entre les deux, une vie vécue au centuple par un homme qui a la grâce de ne prendre aucun rôle au sérieux : « Je dois mieux connaître le cinéma ou la variété française de 1960 à 90 que la littérature du XIXe siècle. Aurais-je dû réviser ? » Autoportrait sans complaisance, mais toujours tendre et amusé, Deux vies… bouscule tous les faux-semblants en soufflant sur eux une brise d’une fraîcheur inattendue, et s’impose comme l’un des textes les plus vivants, les plus incarnés, qu’on ait lus depuis longtemps.
Nelly Kaprièlian
Deux vies valent mieux qu’une (Flammarion), 105 pages, 13 €
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