L’auteur et éditeur vient de mourir à 58 ans. En avril 2005, dans le numéro 490 des Inrockuptibles, nous publiions un portrait du patron de Stock qui avait mis en place un système éditorial audacieux, au service de la littérature mais qui parfois faisait la part trop belle au “people”.
[Article initialement publié en avril 2005] Les histoires d’A de Jean-Marc Roberts finiraient-elles mal, en général ? A question simple, réponse à étages, et en colimaçon. Il y a d’abord un A, comme Angot. L’auteur de Quitter la ville a claqué la porte de la maison de la rue de Fleurus début février pour rejoindre la prestigieuse collection Blanche de Gallimard. Notabilisation ? Dans Livres Hebdo, elle déclare : “J’ai senti que mes livres avaient besoin d’être ailleurs, d’avoir une autre couverture.” Celle de Roberts est bleue, bleue comme ses yeux, comme le jean et la chemise qui de l’avis général ne le quittent presque jamais.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Christine Angot y publiait depuis 1999, année de L’Inceste, livre qui porta haut l’autofiction littéraire à la française et engendra une campagne médiatique délirante. Il y eut ensuite Quitter la ville (récit énervé de la sortie de L’Inceste), Pourquoi le Brésil ?, et enfin Les Désaxés en 2004. Dernier livre ensemble et nouveau scandale. Le récit a nettement moins d’ampleur et de souffle que les précédents et, surtout, raconte dans son intimité la plus douloureuse la vie amoureuse de deux personnalités du monde parisien du cinéma, jamais nommées mais aisément reconnaissables (et d’ailleurs “outées” par Paris Match l’été précédant la parution de l’ouvrage). Accueil critique mitigé, désapprobation générale des dérives de l’autofiction. Les Désaxés reçoit tout de même le prix France Culture.
Mais début 2005, Jean-Marc Roberts publie Mauvais génie, violente adresse de la comédienne Marianne Denicourt à son ex, Arnaud Desplechin, lui reprochant d’avoir – contre son gré – puisé dans sa vie à elle pour trouver la matière de son film Rois et Reine. A l’origine, le livre, coécrit par Judith Perrignon, devait s’appeler Costard (comme tailler un…). Alors, Desplechin voleur de fantômes et Roberts commerçant sans scrupules ? Car ce que dénonce l’actrice ressemble fort à ce que se permet Angot dans ses livres. Un paradoxe insupportable ?
“Si je ne suis pas d’accord pour accueillir Denicourt-Perrignon quand je publie Angot, c’est que je suis à plaindre, répond- il. C’est beau d’être contradictoire.”
Il y a aussi A, comme Amour. Jean- Marc Roberts est un affectif, qui marche aux sentiments, au point de ne pas reconnaître d’autre ligne éditoriale que son propre goût : “Si on aime quelqu’un, il ne faut pas demander à trois autres personnes si on y va ou pas. Si on pouvait définir l’identité de la Bleue, elle serait morte.” Le problème, c’est que ce n’est pas très structurant: “Il publie au coup de cœur. Il a besoin d’aimer et d’être aimé… mais un peu de rationalité ça aide quand même”, lâche un ancien collaborateur.
« Il a mis l’écrivain au cœur du fonctionnement de Stock »
Drôle de mélange des genres quand des célébrités se mettent à publier dans la littéraire collection Bleue : Guy Bedos (Mémoires d’outre-mère, vient de paraître), Claire Castillon (La Reine Claude, où l’ancienne amante règle ses comptes avec Patrick Poivre d’Arvor), Justine Lévy, Marianne Denicourt, ou Georges Lopez, l’instituteur d’Etre et Avoir, à la rentrée 2005… Jean-Marc Roberts a aussi signé la fille de Julien Clerc (mais n’a finalement pas sorti son roman). “Jean-Marc est comme Nicole Kidman dans le film de Gus Van Sant : prêt à tout”, se lamente un ex-collègue. “Franchement, il y a plein d’autres choses dans la Bleue mais les gens ne voient que le people”, regrette Charlotte Brossier, éditrice chez Stock. A raison. Car on y trouve surtout les signatures de Nina Bouraoui, Luc Lang, Sibylle Grimbert, Bruno Gibert, Aurélie Filippetti, Eric Reinhardt… Au total, une vingtaine d’auteurs que Roberts sert fidèlement et qui, grâce au système inédit de péréquation qu’il a réussi à mettre en place, parviennent à vivre en partie de leur plume grâce aux à-valoir qu’il leur verse. Eric Reinhardt, lui-même autrefois employé par Hachette :
“Il a mis l’écrivain au cœur du fonctionnement de Stock. On dit que la concentration dans l’édition est nocive pour la création littéraire, mais Jean-Marc Roberts gère avec une grande intelligence sa relation avec le groupe.”
Roberts, insaisissable, comme écartelé entre conviction littéraire audacieuse et pari marketing, a entamé sa carrière éditoriale en auteur : premier livre (Samedi, dimanche et fêtes, en 1972) publié alors qu’il n’a pas 18 ans. Il est prix Renaudot en 1979 pour Affaires étrangères, adapté au cinéma par Pierre Granier-Deferre. Et vit avec la réalisatrice Laetitia Masson, mère de ses deux derniers enfants. Professionnellement, il a la réputation d’être un grand séducteur. Ce qui ne l’empêche pas de punir Le Figaro après une chronique assassine des carnets de tournage de Catherine Deneuve. Angelo Rinaldi, responsable du Figaro littéraire (pas la plume la plus progressiste de son journal) :
“J’ai le souvenir d’une conversation qui ne fut pas très chaleureuse tout en restant courtoise. Il me semble que pendant quelque temps nous n’avons pas eu de service de presse. Je n’ai pas reçu le livre de Guy Bedos mais je n’en déduis rien, c’est certainement par humilité que Guy Bedos ne me l’a pas envoyé.”
“Je n’ai pas de morale politique »
Assis dans son bureau avec fenêtre ouverte pour laisser filer la fumée de ses cigarettes, Jean-Marc Roberts est capable d’enfiler les perles des lieux communs et de la pensée molle (sur les filles, sur le foot) mais aussi de balancer, sans langue de bois, contre les consensus culturels de son époque: “Je déteste Vincent Delerm, c’est niais”, ou “Tigre en papier d’Olivier Rolin, c’est le livre le plus ridicule de ces trente dernières années”.
Et se referme aussitôt évoquée l’idée d’un engagement politique, se définissant plutôt “éthique”. “Je n’ai pas de morale politique. Je n’ai pas voté Chirac au second tour. J’irai voter contre Sarkozy.” Il a publié (dans la collection de Nicole Lapierre, la compagne d’Edwy Plenel) les témoignages d’anciens révolutionnaires trotskystes : Daniel Bensaïd, Benjamin Stora (et aussi l’indispensable Sur la frontière de Michel Warschawski). Dans ses vertes années d’éditeur, il a aussi sorti le premier roman du héros gauchiste Pierre Goldman, L’Ordinaire Aventure d’Archibald Rapoport (1977).
A, comme éditeur à l’ancienne : une table réservée chez Lipp (toujours la même), sur son bureau pas d’ordinateur. Tous les matins, il lit des manuscrits, ceux qui lui sont personnellement adressés. Dans son “portefeuille” d’éditeur, on trouve, comme chez Grasset à la grande époque, plus de journalistes que la moyenne : Edwy Plenel, Judith Perrignon, Alexandra Schwartzbrod, Josyane Savigneau, Jean- Luc Douin, Eric Fottorino, Catherine Millet, Guy Birenbaum, ainsi que des responsables politiques (Bernard Thibault, Dominique Voynet, Catherine Clément, Simone Veil…). Il ajoute : “Quand je suis arrivé ici, il y avait sur mon bureau un projet d’Hervé Gaymard sur Malraux. Ça, je ne pouvais pas.” Moue atterrée.
Au fil de ses parutions avec ces personnalités, son projet éditorial semble hésiter entre des directions plutôt inconciliables : un hommage littéraire et politique à l’histoire populaire minière, un pamphlet anti-institutionnel, une confession trash d’enfance molestée… Avec succès puisque, à part le Goncourt – obtenu avec Erik Orsenna, au Seuil –, Jean-Marc Roberts chez Stock a reçu tous les grands prix. “Au Seuil, j’étais en plein dedans puisque j’organisais des rendez-vous entre éditeurs pour se répartir les prix. Je ne fais plus rien du tout.”
Aveu qui ressemble à un discours de repenti difficile à croire pour l’avocat Emmanuel Pierrat, ancien collaborateur :
“C’est un excellent germanopratin, capable de réactiver les réseaux qu’il faut, dix ou quinze ans après, pour obtenir un prix. L’année où il a eu le Renaudot pour Les Âmes grises de Philippe Claudel, il a passé l’été à téléphoner à tous les jurés les uns après les autres.”
Un éditeur à l’ancienne par ses pratiques mais qui a su renouveler son contenu pour répondre aux nouveaux impératifs du marché ? Pour Eric Naulleau – l’une des rares personnes acceptant de témoigner en ce sens à visage découvert –, directeur de L’Esprit des péninsules et coauteur avec Pierre Jourde de Petit déjeuner chez tyrannie, pamphlet contre les pratiques corruptrices de l’édition : “Jean-Marc Roberts œuvre à la confusion entre les livres et la littérature. Je me demande d’ailleurs si la finalité du système éditorial n’est pas d’évacuer complètement la littérature… On a connu l’âge d’or de l’écriture, on va connaître son âge d’argent.” Ardeur critique à tempérer : Jean-Marc Roberts n’est pas plus cynique que ses équivalents de Gallimard, de Grasset ou du Seuil. Mais, comme eux, il doit faire face à une économie éditoriale sous pression. Nouveau contexte, vieilles recettes.
{"type":"Banniere-Basse"}