[Leïla Slimani, rédactrice en chef] “Vous êtes-vous déjà senti·e étranger·ère ?” Leïla Slimani souhaitait poser cette question à des écrivains et des artistes. Le journaliste et romancier Kamel Daoud lui répond.
“Chaque fois. Chaque fois que je scrute le portrait d’un martyr de la guerre de Libération algérienne, reproduit dans la grossièreté, le gigantisme et la déformation (façon d’imiter l’éternité dans les pays des décolonisations) : l’un de nous n’est pas à sa place, est étranger. Le temps sain est exclusif de l’un ou de l’autre. Je me sens au présent, vif, inquiet et traversé d’ombres et d’ailes méconnues, de soleil ; alors le martyr de la guerre est dans la pose monumentale.
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Les pays qui célèbrent sans fin la décolonisation, au point d’en faire un écran total face au réel, vous imposent un exil étrange : vous êtes un revenant inversé chez vous. Un revenant, non parce que vous êtes mort, mais parce que vous êtes né, en retard, sans armes à la main, sans ennemi à abattre, hors casting. Donc je me suis senti étranger très tôt face au culte des martyrs, la récitation unanime de l’hommage fait aux héros, la répétition généralisée du trépas glorieux.
Je n’étais pas un fantôme à cause de la mort mais à cause de la vie, d’une mauvaise synchronisation entre ma naissance et la guerre algérienne. Ce culte, ces musées, les films sur cette époque, les noms des rues, la monnaie et le procès de l’ex-colonisateur me refusent l’éclat d’un seul instant inexploité. Tous ces objets tentaient un contrepoids hargneux à quelques secondes de glissement de lumière entre un arbre et l’étoile diurne, métallique, d’un avion dans le ciel.
Mille noms de bataille essayaient de fermer mes paupières. Je me sentis étranger, souvent, parce que je ressentais le présent comme un droit et que, dans le brouhaha du rites et des mots, je me découvrais maître d’une langue mésestimée, convaincu d’une trahison alors que la guerre était finie.”
Dernier livre paru Le peintre dévorant la femme (Stock)
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