L’Américaine Jayne Anne Phillips reconstitue le fait divers – le massacre d’une famille – qui a inspiré le film La Nuit du chasseur. Un roman envoûtant sur la vie des victimes aussi bien que sur le fonctionnement d’un psychopathe.
Arrêté en 1931 pour le meurtre d’une famille, Harry Powers est considéré comme le premier serial-killer américain. Un physique passe-partout, genre petit gros binoclard, et, comme couverture, un job de représentant en aspirateurs. Son mode opératoire : draguer des veuves de 40 à 50 ans via des petites annonces ou des agences matrimoniales, les enlever, les séquestrer dans l’une des quatre cellules capitonnées de son garage de Quiet Dell, un hameau en Virginie-Occidentale, puis les étrangler pour voler leurs biens.
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C’est l’affaire Powers qui a inspiré l’un des films les plus cultes, La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton, avec son faux révérend interprété par un Robert Mitchum aux mains tatouées “Love” et “Hate”. A l’origine du film, un livre éponyme publié en 1953. Sauf que l’auteur, Davis Grubb, déformait l’affaire : en prison, un certain Harry Powell, serial-killer ignoré par la police qui ne l’a arrêté que pour un vol de voiture, rencontre un homme qui lui confiera avoir caché un magot dans sa maison, où vivent sa femme et ses deux enfants. A sa sortie, Powell s’intègre à la famille et traquera les enfants – le magot se cache dans la poupée de la fillette.
Il y a un bien une poupée dans le roman de Jayne Anne Phillips (son cinquième). Elle s’appelle Mrs Pomeroy et appartient à Annabel Eicher, 9 ans, une enfant fantasque. Mais tout le reste diffère : Phillips a voulu raconter l’affaire dans toute sa vérité, en utilisant des moyens romanesques pour mieux restituer la voix, l’intériorité et la vie de la famille Eicher.
Le roman bascule dans l’enquête
Le livre s’ouvre sur la nuit de Noël : une nuit féerique qui donnera le ton d’une enfance magique malgré la mort du père. C’est l’enjeu du roman : rendre hommage aux vivants, reconstruire leur vie quotidienne. Cette nuit-là, un ancien locataire des Eicher (la famillle, ruinée, loue une chambre), Charles O’Boyle, très attaché à Asta, la mère, et aux enfants, vient la demander en mariage. Sauf qu’elle le devine homosexuel, et a déjà entamé une correspondance avec un certain Cornelius Pierson, alias Harry Powers, dans le piège duquel elle tombera.
En 1931, i l va la tuer ainsi que ses trois enfants, avant d’être arrêté. La police trouvera le cadavre d’une autre femme enterré à côté du garage de Quiet Dell. Après leur mort, le roman bascule dans l’enquête, à travers les yeux d’une jeune journaliste, Emily Thornhill, et de son photographe et ami, Eric. Jusqu’au procès, qui se déroulera dans un opéra.
La vie des immigrés scandinaves
C’est que l’existence, dans les années 30, est comme une scène où tous doivent apparaître grimés pour jouer le rôle que la société leur assigne. Emily a entrepris une liaison secrète avec un homme marié, et Eric doit dissimuler son homosexualité – quant à Powers, il s’est inventé plusieurs identités pour cacher sa vraie passion : tuer.
Etrangement, la tragédie des Eicher va apporter le bonheur à bien des protagonistes du roman, comme si la bonté des membres de cette famille continuait à se répandre après leur mort. D’ailleurs, Annabel les surveille tous, présence fantomatique qui survole les lieux où ils se trouvent, à la manière d’une héroïne de conte scandinave – Tous les vivants raconte aussi la vie de ces familles d’émigrés norvégiens, finlandais ou néerlandais qui se sont installés aux Etats-Unis, dont étaient issus Asta Eicher aussi bien qu’Harry Powers, qui s’appelait en fait Herman Drenth.
La première partie du roman est la plus belle, la plus envoûtante. La seconde, bien que parfois un peu trop classique, a le charme rassurant des films des années 1930, dont elle restitue l’atmosphère à coups d’images d’Epinal : la patinoire sous la neige, les voitures-restaurants des trains avec leur vaisselle étincelante, la civilité et la gentillesse des gens. Bref, un univers hypercivilisé. La reconstitution minutieuse de la vie d’un psychopathe n’en apparaîtra que plus terrible.
Tous les vivants – Le crime de Quiet Dell (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, 537 pages, 23,50 €
4 questions à Jayne Anne Phillips
Comment avez-vous découvert ce fait divers ?
C’est une affaire célèbre dans ma petite ville (Buchanan) de 600000 habitants, à douze miles de Quiet Dell, ce hameau où Powers a tué la famille Eicher. Ma mère me l’avait racontée, car quand elle avait 6 ans elle se promenait avec sa mère devant le garage où a eu lieu le massacre : des files de voitures garées, et des gens qui prenaient des pièces de ce garage comme reliques de la mort.
Comment avez-vous enquêté ?
J’ai lu le livre sur l’affaire, écrit par l’avocat qui avait représenté Powers au nom de la société d’aspirateurs pour laquelle il travaillait. J’ai commencé à faire des recherches : j’ai consulté les archives du procès, et sa couverture médiatique immense. Un ami de ma mère, qui est antiquaire, m’a montré une relique de ce garage. Une voix en moi me disait qu’il fallait que j’écrive sur cette affaire.
Qu’apporte la littérature dans le traitement d’un fait divers ?
J’ai voulu établir une tension entre la bonté de ces enfants et l’horreur qui les attendait. Ça m’intéressait de travailler sur ce qui reste de l’énergie des vivants après leur mort, et d’explorer les effets qu’a eus ce crime sur ceux qui ont enquêté. Il n’y a pas de justice pour les morts, seulement pour les vivants. Je voulais que le lecteur ait une vraie idée de ce qu’avait été la vie de ces enfants.
Qu’est-ce qui vous a marquée ?
La vulnérabilité des femmes et des enfants, surtout en 1931. L’idée d’un prédateur qui trouve ses proies via les journaux matrimoniaux me fait penser à Facebook et aux sites de rencontres aujourd’hui. propos recueillis par N. K.
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