Dans Les Jours enfuis, Jay McInerney réactive son couple fétiche, les Calloway, sur fond d’Amérique en crise et d’élection d’Obama. Entrevue chez lui, à Manhattan.
Un bel immeuble à deux pas de Washington Square, éclaboussé par ce soleil qui daigne enfin apparaître sur New York. Le hall est élégant, le portier vous annonce par téléphone, puis vous fait patienter d’un “Mr. McInerney est à la cave, il en a pour deux minutes”…
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De quoi vous rappeler que le dernier livre de l’ex-oiseau de nuit portait en effet sur le vin. Ça, et un recueil de nouvelles – Jay McInerney n’a pas publié de roman depuis La Belle Vie, en 2007, le deuxième volume dans lequel il mettait en scène Corinne et Russell Calloway, le couple glamour de Trente ans et des poussières, sur fond de 11 Septembre et de Manhattan sous le choc.
Appartement avec vue
Dans son nouveau roman, Les Jours enfuis, il les réactive dans une Amérique encore en crise – on est en 2007, à l’aube de la chute de Lehman Brothers, de la crise économique mondiale qui s’ensuivit, puis de l’élection d’Obama – imbriquée à leur propre crise, celle de la cinquantaine et des vieux couples à la sexualité en berne dans une ville pleine de tentations.
“J’espère que vous n’avez pas trouvé mon livre triste. J’en ai marre qu’on me dise qu’il est déprimant !”, lance McInerney en nous faisant entrer dans son penthouse, un vaste appartement pour lequel le mot “cossu” semble avoir été inventé, plein d’œuvres d’art, de crânes de reptiles, de fauteuils et de canapés de bon goût comme on en voit dans les magazines de décoration. A travers la baie vitrée, on a le temps d’apercevoir une large terrasse qui ouvre sur le ciel et les crêtes des buildings de Manhattan.
“J’essaie d’écrire des romans qui rassembleraient les visions du monde d’Evelyn Waugh et de Fitzgerald”
A 62 ans, Jay McInerney n’a pas changé : ses yeux bleus oscillent toujours entre le rire et la mélancolie. On le rassure : son livre est trop énergique pour être déprimant et certaines scènes, avec leurs quiproquos burlesques (quand un jeune écrivain, lors d’un dîner chez les Calloway, écrase leur furet de compagnie en le prenant pour un rat ; ou quand un couple marié se croise dans le couloir d’un hôtel avec ses irréguliers respectifs), sont hilarantes. “Les romans d’Evelyn Waugh étaient entièrement satiriques, ceux de Fitzgerald romantiques. J’essaie d’écrire des romans qui rassembleraient ces deux visions du monde.”
Même s’il dresse le portrait d’une société qui a changé, des idéaux punk des années 1980 à l’ultralibéralisme excluant des années 2000, Les Jours enfuis est une comédie – une comédie humaine et sociale à la manière des classiques du XIXe siècle, hybridée à la comédie américaine façon soap opera. D’ailleurs, le roman entier progresse comme les meilleures séries.
Un homme de l’upper-class
On passe d’une saynète à une autre, d’un personnage à un autre avec la régularité d’un métronome, et presque tout le livre se déroule en vase clos, d’un dîner dans un grand restaurant à un déjeuner dans un lieu branché, d’un gala de charité à une chambre d’hôtel de luxe, d’un autre dîner dans un loft de Tribeca à une réception dans une maison de Long Island. “Parce que dans un sens, Manhattan est une construction sociale claustrophobique, il n’y a aucun sens de la nature, tout est artificiel.”
C’est cette classe huppée, fermée sur elle-même, celle dont il fait partie désormais, qu’il épingle dans Les Jours enfuis. Ainsi, le jour où on le rencontre, il porte une chemise bleu pâle, un pantalon crème, il est pieds nus dans ses mocassins bruns – le look du New-Yorkais d’âge mûr confortablement installé dans sa vie. En 2006, le 21 novembre, au Club 21, il épousait sa quatrième femme, Anne Hearst, l’une des héritières de l’empire du même nom.
“On me reproche d’écrire sur des gens aisés mais, pour le meilleur et pour le pire, c’est mon monde, et je ne peux écrire que sur le milieu que je connais. Je pourrais écrire sur des pauvres, mais je suis sûr que je ne serais pas bon. Il est trop tard pour moi pour déménager en Alaska et écrire sur la pêche au saumon. En tant qu’écrivain, il faut reconnaître ses forces.” Son portable sonne pour la quatrième fois, il s’excuse et décroche parce que c’est encore son assistante : “Tu as bien réceptionné le champagne ? Très bien. Oui, le vin blanc arrive demain. Et au fait, la party, c’est bien demain soir ?”
L’air du temps du monde occidental
On se demanderait presque si Jay McInerney ne serait pas un Truman Capote qui a réussi. Capote, qui avait le projet d’écrire La Côte basque, un grand roman qui capturerait le zeitgeist et les mœurs de la haute société new-yorkaise, a abandonné son projet après la parution de trois chapitres dans Esquire. En trois romans consacrés aux Calloway, Jay McInerney sera parvenu à saisir l’air du temps, celui du monde occidental des deux dernières décennies, ses crises, ses doutes, ses bouleversements. Ce qui lui a donné l’idée du roman, c’est une soirée dans un loft avec des amis le soir de l’élection d’Obama.
“Et je me suis dit que ce serait Corinne et Russell avec leurs amis. J’ai eu envie de les réactiver car Russell est un peu mon alter ego, c’est une façon pour moi de le suivre : il est éditeur, et c’est ce que je serais devenu si je n’avais pas été écrivain. Corinne, j’en suis un peu amoureux. Je l’ai modelée sur ma mère, que j’ai perdue très jeune. Le couple qui m’a donné l’idée de ces personnages, c’est celui que formait mon ami, l’éditeur Morgan Entrekin (le directeur de Grove Press – ndlr), avec sa petite amie dans les années 1980.
“Les couples longue durée me fascinent – comment font-ils ?”
Ils étaient glamour, ils faisaient des soirées, ils réussissaient professionnellement alors que nous, on était encore célibataires, on n’avait pas d’argent, on vivait dans des apparts minables. Je venais d’arriver du Connecticut et ils me fascinaient. Elle, elle était comme Corinne, jolie, preppy, brillante. Mais leur couple n’a duré que quelques années, alors que celui des Calloway dure encore. Les couples longue durée me fascinent – comment font-ils ?”
Au début du livre, dans un gala de charité, Corinne (vaguement scénariste, bénévole dans un centre d’aide aux démunis) revoit Luke, son amant de La Belle Vie, devenu richissime, alors que le couple Calloway se débat avec des fins de mois difficles – mais qu’on se rassure, chez McInerney, ceux qui ont des problèmes financiers vivent quand même dans un loft à Tribeca.
La ligue “Art et Amour”
Pendant ce temps, Russell tente, pour la première fois de sa carrière d’éditeur exclusivement littéraire, de faire fortune avec un gros coup : le livre d’un ancien journaliste qui raconte sa prise d’otage par des talibans en Afghanistan. Chacun, à sa façon, sera attiré par ce qui brille. Corinne plaquera-t-elle Russell pour Luke ? Russell fera-t-il fortune ? Deviendront-ils enfin comme leurs amis qui se sont tous enrichis dans la banque et la finance alors qu’eux sont restés fidèles aux idéaux de leur jeunesse ?
Comme ils le disent eux-mêmes, ils appartenaient à la ligue “Art et Amour”, contre la ligue “Pouvoir et Argent”. Dans Les Jours enfuis, c’est comme s’ils se réveillaient brutalement pour découvrir que leur ligue a perdu la partie sans qu’ils s’en aperçoivent.
“Manhattan devient de plus en plus riche, explique Jay McInerney. Sa population est moins variée que lorsque je m’y suis installé. Il y a de moins en moins de pauvres et de classe moyenne. D’un côté, c’est important de réaliser que l’argent de Wall Street a permis de financer la vie culturelle, les théâtres, les cinémas, les restaurants, mais peut-être que la ligue “Argent et Pouvoir” est devenue trop importante et a trop d’influence aujourd’hui. Quand je suis arrivé à New York, en 1980, il y avait plein de quartiers où l’on pouvait encore vivre.
Les graffitis de Haring
C’était sale et dangereux, il y avait une épidémie d’héroïne, une forte criminalité et le punk-rock. Et après la mode des performances dans les années 1970, la peinture venait d’être réinventée par Basquiat, Schnabel, et Keith Haring pour le graffiti. Je voyais les graffitis de Haring dans le métro et ceux de Basquiat dans la rue. C’était créatif et vivant, et j’ai voulu faire une littérature de la même manière, qui reflétait la vie de mon temps et de New York, son énergie.”
Quand paraît Bright Lights, Big City en 1984 (Journal d’un oiseau de nuit, 1986), sa vie change : “Avant, je ne pouvais pas rentrer dans les night-clubs, je n’étais pas un gamin très chic (rires). Après, je sortais tout le temps avec Bret Easton Ellis, on allait à des fêtes, on rencontrait des gens dingues, des musiciens, des artistes. C’était intéressant, même s’il y avait des aspects négatifs : le sida d’abord – comme l’énergie de New York était en partie due à la communauté gay, ça s’est arrêté brutalement ; et puis, c’est aussi à ce moment que les gens ont commencé à montrer leur richesse.
“Au début des années 80, il y avait les graffitis et le punk-rock, mais aussi les germes de ce que l’on a trente ans après : Trump-land”
Avant l’ère Reagan, on ne s’intéressait pas à Wall Street, mais après, ça a été le triomphe et la glorification de l’argent, c’est là que Donald Trump a émergé. Au début des années 1980, il y avait les graffitis et le punk-rock, mais aussi les germes de ce que l’on a trente ans après : Trump-land. Il est le symptôme du passage de l’économie manufacturée à la mondialisation digitale. Comme le 11 Septembre (mais pas à la même mesure, bien sûr) et comme le crash économique de 2007, Trump est une tragédie pour l’Amérique.
Le problème, c’est que les gens, qui croyaient pendant ces deux chocs que plus rien ne serait comme avant, les ont oubliés – je pense que l’être humain n’est pas programmé pour se souvenir des traumas. A mon sens, nous aurons droit à une nouvelle crise économique majeure dans les deux ans qui viennent, et vous verrez, on sera tous encore surpris.”
« Pas nostalgique des années 80”
Les années 1980, au temps de la jeunesse des protagonistes, reviennent souvent, comme un rêve nostalgique pour les uns, un repoussoir pour les autres. “Comme le dit l’un des personnages, on ne savait pas que c’était les années 80 avant 1993, avant que ce soit fini. Moi, je ne suis pas nostalgique. En fait, je suis encore assez heureux. Je continue à faire ce que j’ai toujours fait : je sors encore tous les soirs, j’observe, je prends des notes, j’enregistre, puis je mythologise un peu en écrivant. Je suis comme un anthropologue de New York. Mais je ne sors plus en boîte, car je n’ai plus rien à y chercher, ma vie est différente maintenant ; je suis marié.
Mais il y a les book parties, les cocktails, les vernissages, les restaurants. Je suis toujours invité quelque part. Ce soir, par exemple, j’ai un cocktail, une book party, un dîner. C’est une soirée type. Le seul club où il m’arrive encore d’aller, c’est la Boom Boom Room sur le toit du Standard Hotel, car c’est le plus adulte d’entre tous. Et ce soir, je vais au restaurant Le Coucou, à Soho, le restau le plus hot de Manhattan en ce moment. Les lieux les plus intéressants sont downtown.”
Dans tout ce milieu de hedge funds, de fric et de vie bourgeoise que décrit Jay McInerney dans Les Jours enfuis, deux vrais artistes, deux écrivains rebelles ont percé, mais la vie a vite fait de les balayer. Jeff, le meilleur ami de Russell, avec qui Corinne a eu une aventure, mort d’une overdose en 1981, hante leur mémoire comme un éternel regret.
Bipolarité et créativité
Trente ans plus tard, l’histoire tragique se rejouera en la personne du jeune Jack, un white trash de la cambrousse débarqué à New York parce que Russell lance son recueil de nouvelles, qui obtiendra un succès foudroyant et en fera la coqueluche du tout Manhattan, avant qu’il ne périsse dans un accident de voiture. Pour Jay McInerney, il semble que tout véritable écrivain est un écrivain mort. Pourtant, lui a survécu.
“En tuant Jeff, je pense que j’ai essayé de tuer une part de moi, le jeune et agité Jay McInerney. C’est vrai que beaucoup de personnes créatives meurent jeunes : Scott Fitzgerald, Keats, Dylan Thomas, beaucoup de ceux que j’admire. Jeff et Jack sont tous deux autodestructeurs. Il y a un lien entre ce genre de comportement et la créativité. Beaucoup de créatifs souffrent de cette dépression maintenant identifiée comme bipolaire. Ça court dans ma famille et j’ai eu moi aussi ce genre de problèmes.
“J’aurais pu mourir jeune moi aussi, mais je suis toujours vivant et j’en suis heureux”
Je ne suis plus sous médicaments à présent, mais il y a quinze ans je l’étais car j’ai fait une sévère dépression pendant deux ans – d’où la drogue et l’alcool, qui servent à réguler vos humeurs. Tous mes modèles étaient des écrivains autodestructeurs, mais quand j’ai atteint la cinquantaine, je me suis dit qu’il était temps d’en changer. J’aurais pu mourir jeune moi aussi, mais je suis toujours vivant et j’en suis heureux.”
Quand il n’écrit pas, Jay McInerney ne se sent pas légitime. Alors il a déjà commencé un autre roman, qui reprendra Corinne et Russell Calloway sur fond de mandat Trump. “J’aimerais penser que son élection puisse mobiliser les forces libérales et progressistes. J’espère qu’on entre dans un temps d’engagement politique et de mobilisation. Pendant longtemps, aux USA, il y a eu un vrai sens de l’engagement à gauche, les gens se battaient contre l’injustice sociale, et peut-être qu’avec Trump tout cela va revenir. Mais le pays est très divisé, on est en plein conflit culturel et de classes. Nous vivons un temps de grand bouleversement.”
Les Jours enfuis (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville, 496 pages, 22,50 €
rééditions (Points) Trente ans et des poussières, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, 574 pages, 8,50 € ; Bright Lights, Big City, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sylvie Durastanti, 210 pages, 6,80 €
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