En plongeant dans l’Iran et le Liban des années 1970 à aujourd’hui, les romans de Javad Djavahery et d’Imane Humaydane mesurent la cruauté des bouleversements au cœur du Proche-Orient depuis cinquante ans.
Au début des années 1970, le conflit Iran-Irak n’avait pas encore éclaté, la République islamique n’existait pas et le Liban n’était pas plongé dans une guerre civile. Alors que la région est aujourd’hui au cœur de l’actualité, deux livres viennent décrire ce temps où beaucoup de choses semblaient possibles. Et rappellent le sort réservé aux militants de gauche dans les années qui suivirent.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Scénariste et écrivain, Javad Djavahery est né en Iran et vit en France. Ma part d’elle, son deuxième roman écrit en français, débute avec une vision presque onirique : une jeune fille nageant à l’aube dans les eaux bleu pâle de la mer Caspienne. Le narrateur est son cousin. Racontant sa vie à un confident que l’on ne connaîtra pas, il se souvient de ce jour lointain de son adolescence où il est allé se baigner aux côtés de la belle Niloufar.
Retour à l’époque du Shah
Ainsi, dès les premières pages, ce roman mélancolique nous entraîne dans le quotidien, il y a bien longtemps, d’une petite station balnéaire iranienne. Durant l’année, les lycéens s’ennuient et attendent la belle saison, période bénie où arrivent les estivants, en général des familles bourgeoises venues des grandes villes. Chaque année, Niloufar revient avec ses parents, et tous les garçons sont amoureux d’elle. En tant que cousin, le narrateur jouit d’un statut particulier puisque lui seul parvient à approcher l’inabordable jeune fille dédaigneuse.
Remarquable par ses qualités d’écriture et sa puissance d’évocation, le livre de Javad Djavahery est passionnant à plus d’un titre. Il nous fait revivre l’époque du Shah et pointe les contradictions et injustices qui marquaient l’Iran, les inégalités sociales et le fossé qui séparait centres urbains et territoires ruraux. Et parce que son narrateur se souvient de son adolescence, il peut regarder les événements avec recul, rappelant que nombre de ces jeunes gens qu’il décrit sont morts prématurément, soit durant la guerre qui a opposé l’Iran à l’Irak, soit engloutis par le régime dictatorial.
L’héroïne découvre une valise de documents ayant appartenus une jeune écrivaine syrienne exilée à Beyrouth dans les années 1970
Même mise en perspective dans Cinquante grammes de paradis, quatrième livre de l’écrivaine libanaise arabophone Imane Humaydane, elle aussi installée en France. Le roman commence dans les années 1990, lorsque Maya quitte Paris et rentre au Liban pour travailler sur un documentaire à propos de la guerre civile. Elle découvre par hasard une valise de documents ayant appartenus à Noura, jeune écrivaine syrienne exilée à Beyrouth dans les années 1970 et qui a disparu dans le conflit.
Parmi ces documents, des lettres écrites depuis Istanbul par son amant Kamal, journaliste turc bientôt poursuivi dans son pays, et le journal intime de Noura, dans lequel la jeune femme raconte son passé, en Syrie puis à Beyrouth. Maya se passionne pour ces documents, cherche à reconstituer la vie de Noura et se donne pour mission de retrouver ses proches.
Ni facilité, ni nostalgie
Les deux romans ne se ressemblent pas. Si Javad Djavahery et Imane Humaydane vivent, écrivent et publient tous deux à Paris, leurs styles et leurs univers littéraires diffèrent. Djavahery opte pour un beau récit ample, empreint d’un certain classicisme, une douloureuse plongée dans les souvenirs d’un narrateur. Humaydane choisit une narration éclatée, passant d’une époque à l’autre, juxtaposant à la vie de Maya dans les années 1990 des pages du journal de Noura et des lettres de Kamal, rédigées dans les années 1970.
Aucun des deux auteurs ne tombe dans la facilité et ne se complaît dans la nostalgie d’un temps où les guerres n’avaient pas eu lieu, où les frontières étaient ouvertes et les jeunes femmes en Bikini. Tous deux cherchent plutôt ce qui était en germe à l’époque, mettent en valeur les problèmes qui se posaient dans les sociétés proche-orientales d’alors, réfléchissent aux signes annonciateurs des désastres à venir et tentent de reconstruire l’agencement des faits. Sans toutefois écrire des livres d’histoire, mais des romans d’une grande sensibilité.
Imane Humaydane croise deux destins de femmes, s’intéresse à leur relation avec les hommes, met en lumière les difficultés qu’elles rencontrent dans leur vie familiale, conjugale et professionnelle, le pouvoir patriarcal auquel elles se heurtent à vingt ans de distance.
La dictature comme révélateur de l’être humain
Niloufar, l’héroïne de Djavahery, est complexe, figure attachante de jeune fille d’abord insouciante, alors qu’un piège que l’on ne soupçonne pas se referme sur elle. Mais dans ce livre, c’est le narrateur surtout que l’on n’oubliera pas. Un personnage extrêmement déroutant, qui d’observateur devient acteur, et que le lecteur met du temps à cerner. De quoi est fait cet homme qui se souvient ?
Dans ce livre qui débute sur les souvenirs lumineux d’un lointain été adolescent, la noirceur envahit peu à peu les pages, et le lecteur se retrouve plongé dans un récit glaçant. La dictature chez Djavahery est regardée sous un jour philosophique plutôt que politique ou historique. Elle est un révélateur de l’être humain, du plus bel héroïsme comme de la pire lâcheté.
Ma part d’elle de Javad Djavahery (Gallimard), 192 pages, 16,50 €
Cinquante grammes de paradis d’Imane Humaydane (Verticales), traduit de l’arabe (Liban) par Hana Jaber, 232 pages, 20 €, en librairie le 11 mai
{"type":"Banniere-Basse"}