[Alors que Jane Birkin vient de nous quitter, nous replongeons dans nos archives.] Icône sans prétention, Jane Birkin publie Post-Scriptum, le deuxième volume de son journal qui couvre la période 1982-2013. L’occasion d’un retour sur une vie riche en rencontres amoureuses (John Barry, Serge Gainsbourg, Jacques Doillon…) et un parcours artistique qui l’a vue passer du cinéma populaire au cinéma d’auteur, du théâtre à la chanson.
Je t’aime… moi non plus, 69 année érotique, La Décadanse, le panier et la ligne androgyne en ont fait une icône. Pourtant, pour la France entière, elle est simplement « Jane », comme lui est soudainement devenu « Serge ». Parce qu’elle a accompagné notre enfance et notre adolescence, et tout le reste de notre vie. D’emblée, quand elle nous retrouve dans un hôtel près du Luxembourg, quartier où elle vit désormais, une paradoxale impression d’extrême familiarité nous saisit.
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L’œil bleu ciel, le cheveu en bataille, le trench large, l’inséparable bouledogue français : c’est notre Jane que l’on retrouve, celle dont on a chanté les chansons, vu les photos de famille dans toute la presse, copié le style, qu’on a aimée chez Claude Zidi comme chez Jacques Doillon, Jacques Rivette ou Agnès Varda. Le charme opère, passant de la légèreté à la gravité.
Toujours sincère, généreuse, elle passe de la difficulté à prononcer encore certains mots français (« orang-outang » reste un problème) à une façon de s’exprimer toujours délicate. Jane aura bientôt 73 ans. Elle révèle les coulisses d’une vie dans la lumière, hantées par la mélancolie, en publiant le deuxième tome de son journal intime, Post-Scriptum – période post-Serge, période Doillon, qui lui ouvre les portes du cinéma d’auteur –, qui s’achève en 2013 à la mort de sa fille Kate Barry.
Vous publiez votre journal en deux volets, comme si vous aviez eu deux vies : la jeune Anglaise sexy et marrante avec Gainsbourg dans les seventies, puis début 1980, période Doillon, vous devenez plus sobre, vous affichez votre gravité, votre mélancolie, tournez des films d’auteur… Cette rupture, autour de 1980, diriez-vous que c’est la coupure la plus importante de votre vie ?
Jane Birkin — Je ne sais pas. C’était très spontané. Quand j’ai fait le Bataclan en 1987, Serge m’avait dit : “Mais tu vas faire un effort, mettre un peu de gloss…” Je lui ai dit qu’au contraire j’allais couper mes cheveux et m’habiller en garçon. Je voulais juste que l’on entende ma voix et ses chansons, pas que l’on me regarde comme une jolie chose. Ce dépouillement, j’y ai pris goût en effet avec Jacques Doillon, parce que pour tourner notre premier film en commun, La Fille prodigue (1981), il m’a fait enlever le maquillage, les jeans serrés, tous les attributs avec lesquels j’avais joué avant, pour me faire interpréter une femme en dépression…
Je trouvais ça excitant d’être différente, ou plutôt de pouvoir être ce que j’étais vraiment, de ne pas avoir à divertir tout le temps – même si j’aime bien ça aussi. Je ne suis pas devenue sérieuse pour autant, mais ça paraissait un tournant sérieux par rapport aux films frivoles qu’on me demandait de faire avant. Après La Fille prodigue, les demandes étaient autres. Et ma vie privée coïncidait avec ça : vivre derrière les murs de ma maison rue de La Tour, ne plus faire de photos pour Paris Match avec mes enfants autour d’un barbecue dans le jardin… Tout cela n’enchantait pas Jacques – alors que ça avait enchanté Serge. C’était une tout autre vie.
Lorsque commence le second tome de ce journal, vous êtes donc devenue la compagne de Jacques Doillon et vous donnez naissance à une nouvelle fille, Lou. Est-ce que vous étiez heureuse dans ces années-là, au début des années 1980 ?
Oui, j’étais très heureuse. Même si le visage de Serge était omniprésent. Ce n’était pas si simple.
Vous éprouviez une forme de culpabilité de l’avoir quitté ?
Carrément, oui. Les personnes qui ont divorcé se reconnaîtront peut-être dans cette culpabilité. Pour moi, ne pas perdre Serge, qu’il reste dans ma vie, était une évidence, mais ce n’était pas dit qu’il le veuille aussi. Ce qui est extraordinaire, c’est que c’est à ce moment-là qu’il m’a écrit les chansons les plus belles, les plus déchirantes, comme Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve, Les Dessous chics…
L’album où elles se trouvent, Baby Alone in Babylone, sorti en 1983, est un disque sublime…
C’est peut-être le meilleur disque que j’aie jamais fait. Ça coïncide avec sa détresse à lui. Il me la donnait à interpréter. Il m’a confié cette facette de lui qu’il ne montrait plus parce que lui, il était devenu Gainsbarre, ce personnage provocateur et clownesque. Il avait besoin d’exprimer sa peine à travers moi, qui en étais la raison… Et par la suite, il y a eu encore douze chansons aussi poignantes (Lost Song, 1987), puis encore douze, jusqu’à sa mort. Amours des feintes (1990), c’est à peine six mois avant de mourir…
Quand vous avez pris la décision de le quitter, vous aviez pensé au fait que vous ne chanteriez peut-être plus ses chansons ?
Les chansons, ce n’est vraiment pas ce qui m’a alors traversé l’esprit, il y avait des choses bien plus importantes (sourire). La question était : est-ce qu’il allait vouloir rester mon complice ? Ce n’était pas sûr du tout, surtout venant de quelqu’un qui n’avait jamais été mon ami, mon confident. Qu’il ait vingt ans de plus que moi a peut-être fait qu’il a accepté… après tout de même quelques années…
Pendant lesquelles Serge était fâché avec vous ?
Pas fâché, mais complètement blessé. On a tous connu ça. J’ai connu ça avec John Barry. Quand quelqu’un vous quitte, vous ne pouvez pas passer tout de suite à l’amitié. Cependant, c’est ce qu’il y a de plus formidable, parce que ça dépasse tout. Rester dans son cœur, et qu’en plus il écrive pour moi, a été un vrai privilège… Je ne l’avais pas complètement mesuré à l’époque. Je pensais qu’il me faisait chanter ses chagrins pour que je comprenne bien comme je l’avais fait souffrir. Peut-être qu’il y avait un peu de ça… Mais avec Baby Alone in Babylone, j’ai compris que j’obtenais la plus belle chose que je pouvais avoir, même si les chansons d’avant étaient charmantes. Quand j’étais en dépression il m’a écrit une chanson qui s’appelait Dépression, mais elle n’était pas très bien.
Vous avez fait une dépression ? Pendant l’année où vous étiez partagée entre lui et Doillon ?
Non, avant. Serge me disait : “Mais tu as tout !” Le côté marrant, sexy, qui avait été mon image à ses côtés, je ne me sentais plus tout à fait y correspondre en dépassant la trentaine. Mais ça, il ne pouvait pas le comprendre. Et puis, quand on est avec une personne aussi puissante que Serge, peut-être qu’à un moment on se rebiffe. J’en avais marre d’être traitée comme une petite. Jacques (Doillon) m’a permis d’exprimer que j’avais changé. Après La Fille prodigue, des personnes qui n’auraient jamais pensé à moi sont venues me chercher.
Comme Jacques Rivette ?
Rivette, c’est différent, parce qu’il avait une forme de fantaisie qui fait qu’il avait aimé La moutarde me monte au nez (Zidi, 1974). Il avait un côté très frais, très peu dans le jugement. Il était ravissant… Je crois qu’il aimait bien le mélange. Sur le plan films et théâtre, ma vie est devenue plus riche après, et Chéreau y est aussi pour beaucoup. Mais je suis très consciente d’avoir des limitations qui font que je ne peux pas faire des choses plus intéressantes que ça. Je me déçois moi-même quand je me vois… L’autre soir, j’ai revu Sept morts sur ordonnance avec Piccoli et Depardieu (Jacques Rouffio, 1974). Ils sont formidables, et moi, je suis juste jolie. L’accent et la voix haut perchée sont insupportables. Disons que j’ai fait du mieux que j’ai pu avec mes limites.
Dans La moutarde me monte au nez de Claude Zidi, vous êtes très bien…
Géniale (elle rit ironiquement) ! Disons que ma prestation est regardable parce que c’est une comédie de situation, donc la voix haut perchée, c’est un peu grinçant mais ça passe. Avec Pierre Richard, on formait un couple tellement zinzin que c’était charmant.
La Piscine (Jacques Deray, 1969), c’est un bon souvenir ?
Non, mais pas à cause du film, que j’ai revu l’autre jour et qui n’a pas pris une ride, qui est magnifique. Mais moi, non. J’ai été desservie par mon manque d’audace : je n’ai pas osé enlever tout le maquillage, la frange, la minijupe… Du coup, je suis une petite caricature de teenager. Cela dit, c’est comme ça que Jacques Deray me voulait, telle qu’il m’avait vue dans Slogan (son premier film français en 1969, sur le tournage duquel elle rencontre Serge Gainsbourg – ndlr), c’est pour ce côté directement importé du Swinging London qu’il m’avait choisie. Si j’étais restée en Angleterre, personne ne m’aurait rien demandé, je pense.
Même après Blow-Up d’Antonioni, où vous devenez un symbole de liberté sexuelle parce que vous y apparaissez nue ?
Ça, ce sont de faux bons plans. Si John Barry ne m’avait pas quittée, je serais encore là-bas, à faire sa soupe à la tortue. Parfois, les catastrophes, ça a du bon : être quittée m’a obligée à me réveiller, à trouver un job, à avoir de l’audace – celle de venir faire un screen test en France alors que je ne parlais pas un mot de français. En Angleterre, je n’étais pas originale : j’étais juste une copie de Jean Shrimpton, de Twiggy, des filles très belles et très stylées photographiées par David Bailey. Le monde vivait intensément la révolution culturelle anglaise, les David Bailey, Terence Stamp avaient les clés de l’époque…
Vous les connaissiez bien, David Bailey et Terence Stamp ?
C’étaient des amis de John Barry. Ils étaient tous présents à ma fête de mariage. Michael Caine aussi. Le souvenir que j’ai de cette période, ce sont les fringues que vous pouviez récupérer pour 5 livres. Et, à 20 ans, vous marchez pieds nus avec un t-shirt sur King’s Road et c’est vous qui incarniez la mode, pas les Françaises chic de 35 ans qui ont des sous. C’était une vraie révolution, et cette révolution touchait aussi la musique bien sûr.
Justement, vous fréquentiez les Beatles, les Stones, etc. ?
A ma grande déception, j’ai trouvé une entrée dans l’un de mes journaux qui dit : « Déjeuner avec J. Lennon, very nice ». Et c’est tout (rires) ! J’aurais bien aimé en savoir plus mais je ne me souviens plus ! Bref, oui, je sortais dans les mêmes restos, dans les mêmes boîtes de nuit qu’eux. Mais sur le moment, ça ne me paraissait pas si important. Ma vraie libération, je l’ai vécue à Paris, parce que tout à coup je me suis sentie acceptée comme une originale. Je n’étais plus surveillée par ma famille, je n’avais plus de complexes vis-à-vis de la beauté de ma mère, par le fait qu’elle faisait tout très bien. Elle ne parlait pas français, donc j’étais peinarde. En France, j’osais tout. Cette liberté me donnait une sorte d’arrogance rigolote, soutenue par quelqu’un qui était encore plus libre que moi.
À Londres, vous étiez déjà assez libre pour accepter de tourner nue dans Blow-Up…
J’ai beaucoup dit pourquoi j’avais accepté Blow-Up : parce que John Barry m’avait dit que je n’oserais pas. Alors, j’ai osé.
Enfant et ado, vous étiez audacieuse ou soumise à l’autorité de vos parents ?
L’autorité de mes parents (sourire)… J’ai connu John à 17 ans, mon père, qui était colonel dans la Royal Navy, m’a demandé d’attendre d’en avoir 18 pour l’épouser. Il y a un petit film de famille assez drôle sur les négociations dans le jardin entre mon père et moi au sujet de mon mariage, et puis papa a cédé. Il fallait que l’on se marie parce qu’à l’époque on ne pouvait pas vivre avec quelqu’un sans être marié. Avant, j’étais à l’internat, et là non, je n’étais pas courageuse du tout, j’étais juste malheureuse. Ce qui était très gai, c’était les vacances avec mon frère. Ça m’a toujours plu de jouer avec des garçons.
Pour vous, Blow Up est-il le film qui capte le mieux le Swinging London ?
Le film est situé en Angleterre parce que c’est là où tout se passait alors. Et David Hemmings joue le rôle de David Bailey (photographe star de l’époque – ndlr). Je n’arrivais pas à jouer, je voyais juste des caméras partout et j’essayais de me cacher. C’est ça qui a fait le charme de ma scène dans le film, s’il y en a un… Antonioni était très, très chic. C’était un architecte en fait, chaque détail avait son importance, il était très perfectionniste : il a fait peindre nos vêtements car il ne trouvait pas ce qu’il voulait dans le Swinging London.
Le tournage de cette scène où on se roule dans le papier a été assez rapide. Il y avait des garçons qui montaient sur les lampadaires dans la rue pour jeter un coup d’œil sur ce qui se passait au premier étage. Je n’ai jamais revu Antonioni par la suite. Mais j’ai su qu’il avait voté pour moi lorsqu’il était président du jury au festival de Venise, où je présentais L’Amour par terre de Jacques Rivette (1984). Ça m’avait touchée, j’y ai vu une sorte de fidélité.
Qu’est-ce que Jacques Doillon a vu en vous pour vous inclure dans son cinéma très intimiste et dramatique ?
Nous avions une amie en commun, Anne-Marie Berri, l’épouse de Claude Berri. C’est elle qui lui a suggéré mon nom pour le rôle principal de La Fille prodigue. Elle me connaissait personnellement, et elle savait qu’en privé je n’étais pas si légère que ça. Il est venu me rencontrer. Il m’a dit, je crois, qu’il me trouvait très bien dans La moutarde me monte au nez. Décidément (rires) ! Le personnage de La Fille prodigue est une jeune fille en dépression qui se demande si son père l’aime ou pas. Ce n’était pas moi du tout, peut-être lui plutôt. Pourtant, j’ai eu l’impression qu’il voyait clair en moi. Le scénario était le plus intéressant que j’avais jamais eu à lire, à cent lieues de tout ce que l’on m’avait proposé jusque-là. Je ne connaissais pas son cinéma. Du coup, j’ai vu La femme qui pleure, La Drôlesse, pour comprendre son cinéma.
Après La Fille prodigue, vous tournez La Pirate (1984), qui est très mal reçu à Cannes. Dans le documentaire d’Arte (Jane Birkin, simple icône), il y a un extrait de la conférence de presse de l’époque où vous défendez le film avec une conviction rare…
Je crois qu’une des choses dont je suis la plus fière dans ma vie, c’est peut-être cette conférence de presse à Cannes ; peut-être plus encore que du film (rires) ! J’avais un tel sentiment d’injustice face à cet accueil. Dès le générique de début, pour se moquer de la nudité dans le film, les spectateurs de la projection presse sifflotaient dans la salle le générique des publicités Dim ! C’était d’une violence. A la conférence de presse, l’accueil était glacial, mais j’étais très investie, je répondais longuement à toutes les questions. Pour moi, être dans un film était un engagement total, que j’ai tenu jusqu’au bout. Depuis, j’ai croisé des gens dans la rue, dans des parcs, qui m’ont dit à mi-voix, comme une confidence : « Merci pour La Pirate.« Ni ce film ni La Fille prodigue n’ont été assez vus. Très peu à la télé par exemple. J’espère que si je casse ma pipe on les montrera tous les deux.
En lisant votre journal, ce qui est frappant, c’est que dans un premier temps vous refusez tout : Zidi, Rivette, Chéreau… Parce que vous doutiez de vous ?
Quand j’ai lu le scénario de La moutarde me monte au nez, j’ai dit à Zidi qu’il devrait prendre une vraie star, genre Brigitte Bardot. Il m’a répondu : « Après mon film, vous serez une star ! » (rires). C’était vraiment gentil, je ne pouvais plus dire non. Jacques Rivette, j’étais perplexe du fait qu’il veuille tourner sans scénario. Sa méthode me faisait peur, j’ai dit non. Jacques (Doillon) m’a dit : « Tu devrais quand même voir Céline et Julie vont en bateau.« Il m’a sauvée. Le film m’a enchantée et j’ai voulu absolument faire L’Amour par terre. Quant à Patrice Chéreau, j’avais adoré son film L’Homme blessé. Mais quand il m’a proposé de jouer sur scène La Fausse Suivante de Marivaux, j’ai paniqué car je n’avais jamais fait de théâtre. Je lui ai dit que dire Marivaux avec mon accent, ce n’était pas possible, que je ne savais pas parler fort, que j’aurais trop le trac…, et il a répondu à toutes mes objections avec beaucoup de calme et de fermeté : « Faux problème ! » Patrice était tellement séduisant… Je ne cessais de le rappeler pour lui dire que j’avais envie de le voir mais en lui demandant de me promettre de ne surtout plus me parler de La Fausse Suivante (rires) ! Il me disait : « Ça non, je ne peux pas vous le promettre. » Et il a vaincu toutes mes résistances.
Pour continuer à survoler votre filmographie, vous avez aussi tourné avec un cinéaste récemment disparu, Jean-Pierre Mocky, dans Noir comme le souvenir (1995). Quel souvenir en gardez-vous ?
Un cauchemar ! Peut-être le pire tournage de ma carrière. Ça n’est pas habituel de rencontrer des types aussi dingues ! On n’avait pas encore tourné un plan qu’il s’en désintéressait pour passer au suivant. Il hurlait en permanence sur les techniciens, les figurants. Il me gueulait dessus en me demandant sans arrêt de davantage fermer la bouche. Je lui répondais que je ne pouvais pas à cause de mes dents en avant. Après, il s’en prenait à mon accent… Je ne comprenais pas pourquoi il m’avait choisie. Franchement, j’aurais dû partir, mais face à une telle violence, j’étais sans défense, je manquais de courage. Heureusement, ma partenaire Sabine Azéma faisait le clown tout le temps pour me dérider et m’a beaucoup soutenue.
Une autre cinéaste récemment disparue avec qui vous avez tourné, c’est Agnès Varda.
Nous avons enchaîné deux films, Jane B. par Agnès V. et Kung-fu Master. On ne se connaissait presque pas, mais après nous sommes devenues assez proches. Ça ne m’est pas arrivé souvent de devenir amie et de continuer à voir les cinéastes avec qui j’ai tourné.
Agnès était une des femmes les plus attractives que j’ai connue. J’ai plein de souvenirs merveilleux avec elle. Je me souviens par exemple que l’on est parties ensemble dans un festival en Afrique du Nord. Notre vol faisait escale à Madrid. Je m’apprêtais à aller avec Lou, qui était toute petite, dans le salon des premières classes en attendant de reprendre le voyage. Mais Agnès m’a dit : “Mais tu n’y penses pas ?! Tu ne vas pas passer plusieurs heures dans le salon comme une bourgeoise alors qu’on est à Madrid ! On va au Prado.” Je lui ai dit qu’on n’aurait jamais le temps, que ça serait la cavalerie… Impossible de la contredire.
Nous voilà partis avec Mathieu (Demy) qui était ado et baby Lou au Prado. Et là, on se retrouve devant tous ces Goya, Vélasquez… J’ai acheté tous les catalogues, les cartes postales, et ces tableaux m’ont accompagnée durant tout le voyage. C’était toujours comme ça avec Agnès : ça commençait par un grand énervement et après on la remerciait de vous avoir forcée à faire ce que vous ne vouliez pas faire. J’adorais son énergie, son culot, sa culture.
A sa disparition, vous avez témoigné dans les Inrocks et vous avez cité une réplique de Jane B. par Agnès B. : « Même si on déballe tout, finalement on ne dévoile pas grand-chose. » Vous y avez pensé en publiant votre journal ?
Oui, je suis assez d’accord avec cette phrase. Quand on se raconte, on donne des anecdotes, des détails. Mais je n’ai pas forcément l’impression de me dévoiler tout à fait.
En lisant ce journal, on a quand même l’impression de vous percevoir différemment. On découvre une femme très angoissée, qui a souvent eu peur d’être trompée, d’être quittée. Est-ce que vous diriez aujourd’hui que vous avez été heureuse en amour ?
Les deux. Angoissée et heureuse. Mais ce qui est trompeur avec un journal, c’est que l’on s’épanche plutôt quand on est malheureux. Si on est amoureuse de quelqu’un arrive très vite la peur de le perdre. Et avec cette peur apparaît un visage dans le miroir qui fait un peu peur, celui tout tordu de la souffrance.
Pensez-vous que si les pères de vos trois filles sont des artistes importants, c’est que vous tombez amoureuse autant des hommes que des œuvres ?
Non, je ne suis pas sûre. Même si j’ai beaucoup d’admiration pour leurs trois œuvres. John Barry, un peu, car je savais qu’il était un très grand compositeur. Et sûrement que ça me flattait qu’il s’intéresse à quelqu’un comme moi. Serge, je ne savais rien de lui. On s’est rencontrés sur un tournage de film, je débarquais en France, je l’envisageais simplement comme un acteur. Offensé que je ne sache pas qui il était, il m’a offert un petit livre rouge, un recueil de chansons cruelles. Mais avant d’adorer l’œuvre, j’étais attirée par lui, son caractère. Serge était un enchanteur, loin de tous les hommes que j’avais connus en Angleterre. Il dégageait aussi quelque chose de très érotique. On n’aimait rien tant que d’être à ses côtés.
Pourquoi ?
Pour ça. L’érotisme et l’amusement. Bien avant qu’il ne m’écrive des chansons. Quant à Jacques, je le percevais comme un homme compliqué et marginal, et ça me fascinait complètement. Olivier Rollin, quand je l’ai rencontré, je savais qu’il était un grand écrivain. Je suis attirée par les personnes qui peuvent m’apprendre quelque chose.
Après vous être émancipée de la rivalité imaginaire avec votre mère en quittant l’Angleterre, vous êtes-vous interrogée sur le rôle de mère concurrente que vous pourriez faire peser, même inconsciemment, sur vos trois filles ?
C’est une question que je ne me suis jamais posée, tout simplement parce que je ne me considérais pas assez belle ou grande actrice. Le problème, c’était surtout d’avoir une mère à poil. C’était sans doute gênant pour elles. Quand je lis les propos de Bulle Ogier qui s’est interdit de faire certains films ou de poser pour Playboy à cause de sa fille Pascale, je me dis que j’ai fait tout le contraire. J’étais tellement contente d’avoir des pages dans les journaux, de poser nue dans Playboy, que je ne pensais pas à la façon dont pouvaient le percevoir mes filles.
Ont-elles déjà exprimé leur honte que vous soyez nue publiquement ?
Non, mes filles n’ont été que tendres avec moi. Je sais simplement que Kate s’est déjà fait casser la gueule en voulant me défendre parce qu’on lui avait dit à l’école que sa mère était une pute. Ce sont des faits que l’on apprend souvent trop tardivement. C’était sans doute difficile pour elles de vivre avec deux personnes qui apparaissaient tant dans les journaux, et même parfois d’y figurer à leurs côtés.
En revanche, je ne pense pas avoir été un obstacle pour la carrière de mes filles. Au contraire, je les ai plutôt encouragées dès leur plus jeune âge, conseillant notamment à Charlotte, que je trouvais si originale, de passer le casting de Paroles et Musique (1984) d’Elie Chouraqui. Le film est sorti l’année de Lemon Incest, le duo avec son père qui est devenu un énorme tube. Puis il y a l’énorme succès, en 1985, de L’Effrontée de Claude Miller, son premier César en 1986… Dès lors, je suis devenue la mère de Charlotte Gainsbourg ; elle n’était plus la fille de Jane Birkin.
Idem pour Kate ou Lou, même si cette dernière a dû se montrer plus patiente pour la musique. Mais dès que j’ai entendu sa chanson I.C.U., j’ai demandé à Étienne Daho d’y jeter une oreille. J’aurais bien aimé être le manager de Lou (sourire), mais il était un bien meilleur producteur artistique que n’importe qui… Je ne pense pas avoir empêché mes filles de trouver leur propre voie et leur propre style.
Votre premier album avec Serge est paru il y a exactement cinquante ans. Quels sont les premiers souvenirs qui vous reviennent en mémoire ?
Je ne me souviens pas tellement de l’enregistrement. Serge avait peur que je ne parvienne pas à chanter les notes hautes tellement je m’emportais dans les soupirs. A cette époque-là, on faisait deux prises au maximum. En studio, on nous appelait “les enfants”. Tout me semblait léger à ce moment.
Votre dernier disque de chansons originales, Enfants d’hiver, date de 2008. Par quelques indiscrétions, on sait que vous travaillez actuellement sur un nouvel album avec Étienne Daho.
C’est indiscret (sourire) ! Nous sommes l’un comme l’autre occupés jusqu’à la fin de l’année, mais on va reprendre les maquettes en janvier. On a déjà quelques chansons en boîte, mais il faut écrire la suite. Une fois que la promotion de mon journal intime sera derrière moi, un exercice parfois semé d’embûches, nous nous remettrons avec joie au travail.
À la disparition de Serge Gainsbourg, avez-vous imaginé que vous ne chanteriez plus jamais de nouvelles chansons écrites et composées par quelqu’un d’autre que lui ? Il s’est d’ailleurs écoulé huit années entre Amour des feintes (1990) et À la légère (1998)…
Sans l’aide du producteur Philippe Lerichomme, je n’aurais jamais osé franchir le pas. Et il m’est encore très compliqué de penser que ça en vaut la peine sans Serge. Un jour, Philippe m’avait dit, sur le ton de la plaisanterie, qu’il valait mieux être infidèle avec plusieurs personnes qu’avec un seul homme… Donc j’ai enregistré un premier disque en multipliant les auteurs et compositeurs de mon époque (de Chamfort à Miossec, de Daho à Manset – ndlr), et en reprenant définitivement goût à la musique. Finalement, je suis beaucoup plus fière de ma carrière de chanteuse que d’actrice ou de comédienne, même s’il y a certaines pièces de théâtre qui m’ont marquée. J’estime être une bonne interprète des chansons de Serge, en ayant gardé ma voix et en n’abusant pas de mon accent anglais. Mais ça tient surtout à la qualité extrême de ses chansons.
Avez-vous été sensible à des formes d’inégalités entre les hommes et les femmes ? Car vous n’avez pas l’image publique d’une féministe.
Je considère avoir fait les démarches en ce sens, sans être pour autant une figure de proie. Euh, une figure de proue – quel joli lapsus ! J’étais évidemment contre la peine de mort et pour l’avortement. C’est à cette occasion que j’ai découvert et participé à mes premières manifestations en France. Le sentiment d’injustice m’a toujours révulsée.
Qu’avez-vous éprouvé finalement à la relecture de vos journaux pour en tirer Munkey Diaries et Post-Scriptum ?
Ma plus grande peine, c’est d’y retrouver le bonheur de Kate. Dans le premier volume, j’évoquais sa naissance et son petit trait porte-bonheur dans l’œil. Je me réconforte en pensant à la chance d’avoir pu la côtoyer pendant quarante-six ans.
Avez-vous encore envie d’écrire, d’autres livres, de la littérature, un scénario ?
Pour reprendre les derniers mots de mon livre, “et pourquoi pas…”
Propos recueillis par Nelly Kapriélian, Jean-Marc Lalanne & Franck Vergeade
Post-Scriptum – Le journal intime de Jane Birkin 1982-2013 (Fayard), 432 p., 23 €
Jane Birkin, simple icône Arte, 1er novembre, 22 h 30
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