L’écrivain américain James Salter est mort à 90 ans dans l’Etat de New York. Une vie, une œuvre, un homme que raconte son principal traducteur en France.
Je n’ai jamais eu, avec aucun auteur vivant que j’ai traduit, une relation comme celle que j’avais avec James Salter. Il m’est souvent arrivé d’en contacter pour m’assurer d’une interprétation, mais avec Salter, c’était différent, et ceci dès le début. Cela vient sûrement du fait que je m’étais mis en tête de traduire Un sport et un passe-temps par défi.
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J’admirais le livre – probablement le meilleur portrait que j’ai jamais lu de la France de l’après-guerre dans laquelle j’ai grandi –, mais le style de Salter était à des miles de ceux que je savais pouvoir raisonnablement bien traduire, ou de mon écriture aussi.
Une vue détachée, aérienne
C’était compact, parfois absurdement précieux, poétique, et en même temps incroyablement concret et évocateur. Le roman – son plus célèbre et celui qu’il a eu le plus de mal à faire publier – comportait tout ce que je trouverai par la suite dans ses autres livres : un jeu sur les points de vue, une vue détachée, déjà aérienne, même si le cockpit cette fois était une fabuleuse Delahaye décapotable.
Salter ne parlait pas français mais le lisait suffisamment, et surtout l’avait entendu suffisamment, pour qu’on puisse discuter du poids des mots ensemble. Je le trouvais aussi totalement dépourvu d’affects, toujours prêt à discuter d’un passage ou d’une phrase, ou à l’élucider – chose à laquelle un auteur rechigne le plus souvent : avoir à s’expliquer.
Il avait la simplicité en horreur
Salter ne rechignait pas à s’expliquer avec moi, pourvu que cela reste en coulisse. Et il s’ensuivit cette correspondance assez drue sur le premier livre qui prit vite la forme d’une folie à deux. Nous y prenions tous les deux tant de plaisir que cela frisait l’incontinence. Nous nous sommes calmés après, sur les autres livres – encore que pour Une vie à brûler, j’aie dû presque prendre mon brevet de pilote. Mais c’est comme ça que j’ai compris une ou deux choses sur son style et sur ce qu’il cherchait à faire.
Lorsque je proposais plusieurs mots ou solutions, expliquant bien chacun, il optait invariablement pour le plus rare, pour l’usage le plus insolite. Il avait la simplicité et la banalité en horreur, comme on a horreur du vide – même si ses phrases ciselées peuvent souvent donner l’impression d’être simples – impression aussi fausse que lorsqu’on lit Hemingway, par exemple.
Une capacité à faire des embardées dans l’espace
Il pesait tous les mots, les tenait et frottait en main comme des galets – il se qualifiait de “frotteur” de mots, mais je soupçonne qu’il était simplement amoureux du terme. Ce qu’il ne m’a jamais expliqué, par contre, mais qui n’a cessé de m’étonner, c’est cette capacité qu’il avait à faire des embardées dans l’espace et dans le temps avec une audace qui frisait l’inconscience.
On est projeté, comme un pilote de jet par la force centrifuge. Cela se sent bien sûr dans ses superbes passages sur l’aviation, lorsqu’il décrit dans ses mémoires cette sensation de décoller du terrain de Chaumont pour se retrouver au-dessus de Francfort sans jamais atteindre l’altitude de croisière. Mais il fait cela aussi dans les passages plus domestiques, dans ses romans sur la vie professionnelle ou amoureuse.
Il a toujours visé la célébrité
Il était très casse-cou dans son écriture, et je serais très curieux de lire sa correspondance avec ses éditeurs successifs, surtout ceux du début auxquels il a dû se frotter, comme chez Harpers pour The Hunters, par exemple, lorsqu’il n’était pas encore établi. Je sais seulement qu’on lui avait imposé le titre, qu’il détestait. Lorsqu’il s’agit récemment d’en trouver un en français, la façon dont il réagit aux propositions était révélatrice à la fois de l’homme et de l’écrivain.
Il en aimait une particulièrement (hélas guère praticable), A Pass at Glory, qui combinait une action de combat avec l’ambition qui a toujours animé Salter. “C’est exactement ça”, écrivait-il. Pour lui chaque livre entrepris était une pass at glory, un nouveau passage pour la castagne, pour ce qu’il a toujours visé : la célébrité.
La reconnaissance aux Etats-Unis
A cause de la notoriété presque grand public dont il jouit depuis peu en France, on pourrait croire qu’il a atteint son but. Et il y avait eu, ces dernières années, la reconnaissance aux Etats Unis – à la fois des pairs et d’un lectorat averti. Mais son ambition était tout autre, et il ne s’en est jamais caché : il voulait écrire un livre qui aurait un succès public si retentissant qu’on l’y associerait à jamais.
Certains diraient qu’il a écrit de meilleurs livres, mais Salter n’a jamais écrit De sang-froid, ou Lolita, ou Catch 22 – des romans que tout le monde connaît même parfois sans les avoir vraiment lus. C’est à cela qu’il aspirait, tout comme, pilote, il aspirait à ces cinq étoiles qui feraient de lui un as.
Il ne craignait jamais de trop s’exposer
Un des meilleurs passages qu’il ait jamais écrit est quand, dans un hôtel de Rome, il regarde Ed White à la télévision, un pilote avec qui il a volé dans son unité de voltige, flotter dans l’espace au bout de son cordon. Cela le rend triste à en pleurer, vide, suicidaire. Jamais auteur n’a écrit sur l’envie et l’ambition d’une façon aussi nue, presque écorchée – même Hemingway, dans Les Vertes Collines d’Afrique, savait se garder et faire semblant de se moquer de lui-même. Dans Pour la gloire (The Hunters), les MIG remplacent les koudous, et l’erreur est plus grosse de conséquences.
Il y a bien sûr danger à pratiquer cela dans toute entreprise. Quand on écrit sur les jeunes femmes comme sur des trophées, ou sur la pénétration anale comme sur un tournoi gagné – un badge of honor –, on s’expose à la descente en chandelle. Mais Salter était sans peur sur ces choses, il ne craignait jamais de trop s’exposer.
Friand de gossips
Même durant les dix ans où il gagna sa vie en écrivant pour le cinéma, il parvint à cet exploit qu’est le scénario de La Descente infernale (1969) qu’il écrivit pour Robert Redford sur le ski. Jamais film (et à plus forte raison un véhicule pour une star naissante) n’a plus ressemblé à l’auteur de son scénario que La Descente infernale. Même la femme choisie ressemble à une femme “salterienne”. De ce tour de force, il lui avait fallu des décennies pour en convenir.
Salter raffolait des anecdotes, de préférence sur les gens célèbres. Vous mentionniez un nom, il avait une histoire, même de seconde main. Le gossip est une maladie littéraire, et il en était atteint comme tout le monde. C’est la seule forme d’humour qu’il se permettait par écrit (sauf dans ses lettres) et la seule fois où j’ai cru voir l’homme tel qu’il était avec ses proches, c’est quand il m’a invité à faire la connaissance de son grand ami Lorenzo Semple, un scénariste haut en couleur qui semblait le ravir et faire ressortir chez lui la sauvagerie.
Des prouesses cinétiques
Semple était déjà infirme (il est mort l’année passée) mais en grande forme, d’une drôlerie seulement égalée par son compère. A cette occasion, j’ai pu voir un Salter qui tombait la garde, se déboutonnait, non pas dans la confidence mais dans un tennis verbal et un humour corrosif que je n’aurais jamais soupçonnés. Il devait être pareil avec ses amis pilotes. Une lettre m’annonçant la mort de Semple mentionne des horreurs sur des draps en caoutchouc. Les embardées, encore une fois, les changements de ton brutaux.
Ces prouesses cinétiques et son ambition dévorante (tant comme thème que comme carburant) sont, je crois, ce qui faisait de lui, sinon le plus grand auteur américain vivant, du moins le plus singulier.
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