L’enfant terrible et mythomane de la littérature américaine ressuscite un Jésus destroy dans le New York d’aujourd’hui.
Pour s’être payé la tête d’Oprah Winfrey – grande prêtresse du TV show américain – et de quelques millions de lecteurs, James Frey a longtemps hérité du statut peu enviable d’écrivain « controversé » : honni par la presse, désavoué par ses fans, Oprah au premier chef, après que ses « mémoires » se sont révélées un tissu d’affabulations. Au final, Mille morceaux, sur la rédemption d’un toxico, sorti en 2003 et rebaptisé « Mille mensonges » deux ans plus tard, embellit surtout la carrière criminelle de l’auteur, pour des besoins essentiellement « mélodramatiques », finira par se défendre celui-ci.
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Heureusement, tout est bien qui finit bien : en mai dernier, l’animatrice pas revancharde a invité Frey pour parler de son nouvel opus, et l’interview s’est terminée par un hug lacrymal – grand moment de télévision à l’américaine.
Alors, James Frey, écrivain repenti ? Vrai-faux voyou rangé des voitures ? Rien n’est moins sûr. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir Le Dernier Testament de Ben Zion Avrohom, trois ans après l’excellent L.A. Story, et d’en apprécier la trame un poil grandguignolesque : rien de moins que la vie de Jésus transposée à New York de nos jours, prétexte à une longue errance trash, miroir de l’Amérique pas joli-joli.
Jubilation toc
Le Messie prend ici les traits d’un vigile le jour, alcoolo la nuit, victime un beau matin d’un accident de chantier. Son périple jusqu’à l’hôpital, son statut de miraculé exposé dans la presse, ses retrouvailles avec sa famille (des juifs convertis au catholicisme) et son passé trouble sont relayés par une suite de témoignages calqués sur le Nouveau Testament.
Prostituée portoricaine, chirurgienne plastique fana des Yankees, sudiste facho et tout ce que les Etats-Unis comptent de religieux extrémistes érigent ce Christ inférieur en icône de saleté et de sainteté, un ange de perversion bivouaquant des sous-sols du métro aux squats junkies et autres ghettos défavorisés. Frey y mêle un certain goût de la provoc, cette jubilation toc qui revient à pisser sur une icône.
Dans notre monde, celui d’internet et de la chirurgie esthétique, des bars à putes et des trafics en tout genre, Jésus ne peut donc que troquer ses habits de prophète pour ceux d’un mec paumé, SDF élu gourou d’une secte religieuse, bon client pour l’HP (ses crises mystiques sont associées à de l’épilepsie). Ce monde n’en est pas moins un lieu d’affrontement entre, d’un côté, un matérialisme cynique sans âme, dénué de toute spiritualité, et, de l’autre, le fanatisme religieux. Ce sont ces deux Amériques que Frey renvoie dos à dos, à sa manière parfois débridée, voire tartignole.
A cet égard, ses velléités de moraliste s’effritent quelque peu au contact d’orgies souterraines transmuées en grand chant d’amour gay – aimez-vous les uns les autres, surtout vous, les mecs – même si Frey ne fait là que tirer le fil de délires fameux autour de la Bible (l’homosexualité de Jésus, le contenu érotique des textes). Des années après avoir fait d’une falsification un coup littéraire (Frey a avoué par la suite avoir remplacé « roman » par « récit » pour booster les ventes), l’auteur est sûr de faire encore jaser par ses propos iconoclastes. Frey, génie du marketing ? Reste qu’on ne goûte pas à son bouillon de culture blasphématoire, cuisiné à la mitraillette, sans lui en être à la fin reconnaissant pour l’éternité. Amen.
Emily Barnett
Le Dernier Testament de Ben Zion Avrohom (Flammarion), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Marny, 384 pages, 23 euros
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