Premier volet d’une nouvelle tétralogie, « Perfidia » restitue – et amplifie – l’atmosphère de paranoïa consécutive à l’attaque japonaise sur Pearl Harbor. Du pur Ellroy, entre fresque historique et frénésie pulp.
Une démocratie peut-elle être à la fois une terre d’accueil et une forteresse assiégée ? Comment préserver les droits civiques de citoyens d’origine étrangère quand certains d’entre eux sont soupçonnés de collusion avec un ennemi invisible, d’autant plus effrayant qu’il ne respecte pas les conventions de la guerre classique ?
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Débutant la veille de l’attaque surprise menée par l’aviation japonaise contre Pearl Harbor, le nouveau roman de James Ellroy comblera les amateurs de rapprochements historiques – difficile de ne pas établir un parallèle entre l’hystérie antinippone qui s’empare des Etats-Unis en décembre 1941 et la paranoïa antimusulmane à laquelle les pays occidentaux sont confrontés depuis septembre 2001. Mais difficile également de soudain voir en Ellroy un idéologue acquis à la cause des libertés individuelles. En se replongeant dans l’histoire trouble de sa ville natale – Los Angeles, dont il s’était éloigné durant l’écriture de sa trilogie Underworld USA –, le “Demon Dog” des lettres américaines joue à nouveau sur son terrain, lequel reste avant tout celui de la pulsion, primitive et destructrice.
Le 6 décembre 1941, les corps éventrés d’une famille de Japonais sont découverts dans un quartier paisible. Afin de se dédouaner de tout soupçon de racisme, les autorités décident de mener – et de médiatiser – une enquête éclair et exemplaire. Exemplaire, l’enquête va surtout l’être dans la façon dont elle met en lumière les rouages du système Ellroy. Avec, pour fil conducteur, l’interaction entre trois flics du Los Angeles Police Department et une aventurière sexy, un lacis d’intrigues amène à se croiser célébrités de la politique, de l’écran et du crime – John Kennedy, Bette Davis, le gangster Bugsy Siegel – et des dizaines de personnages de fiction, déjà rencontrés pour la plupart dans Le Quatuor de Los Angeles et Underworld USA. Débutant six ans avant l’assassinat d’Elizabeth Short, Perfidia constitue en effet à la fois un prequel du Dahlia noir et le premier volet d’une nouvelle tétralogie, appelée à se dérouler durant la Seconde Guerre mondiale.
Cinquième colonne, trafic d’héroïne et spéculation immobilière
La guerre – celle de tous contre chacun, de chacun contre lui-même et d’Ellroy contre la correction politique – reste ici le moteur de l’écriture. Une guerre secrète mais sanglante, livrée avec toutes les armes dont disposent personnages et écrivain – poignard, revolver, fusil à pompe, nitroglycérine, espionnage, chantage, trahisons et bonne vieille provoc populiste, sexiste et homophobe. Une guerre contre les lecteurs distraits également, Ellroy exigeant de ses fans une endurance égale à celle du flic corrompu Dudley Smith et une attention aux détails égale à celle dont fait preuve le Sherlock Holmes de Perfidia, le chimiste du LAPD, Hideo Ashida.
A la fois complémentaires et antagonistes, Dudley et Hideo carburent respectivement au cocktail assassinat/benzédrine et à la culpabilité. Face à cette alliance entre un Irlandais ayant commis son premier meurtre au sortir de l’enfance et un Japonais que taraude une homosexualité refoulée, se dressent un policier appelé à devenir aux Etats- Unis une légende (William H. Parker, futur capitaine du LAPD) et une réfugiée du Dakota du Sud (Kay Lake, personnage du Dahlia noir) venue à Hollywood dans le but d’y emprunter “des images pour donner de la cohérence à son propre personnage”.
A l’imbroglio émotionnel que garantit pareil assortiment d’affects répond un autre imbroglio, politique et financier celui-là. Entre agissements d’une cinquième colonne sous influence fasciste, trafic d’héroïne et spéculation immobilière effrénée, les ressorts dramatiques auxquels recourt Ellroy garantissent une kyrielle de coups de sang et de coups de feu.
La violence se substitue chez Ellroy à l’érotisme
Plus qu’au nombre, à la variété et au caractère explosif – au sens propre quand la voiture d’un flic mexicain vole en éclats – des rebondissements, c’est toutefois à la frénésie narrative d’Ellroy que Perfidia doit d’aligner les morceaux de bravoure. Dans un Los Angeles où les libidos s’enfièvrent aussi vite que la plume de l’auteur, tout est permis : les stars de cinéma couchent avec des flics – ce qui donne à Dudley Smith l’occasion de tomber Bette Davis et de l’emmener voir Citizen Kane en compagnie de sa fille, futur Dahlia noir –, des adeptes de l’eugénisme envisagent de charcuter les visages de prostituées afin d’en faire les sosies de vedettes de l’écran et un chef de gang chinois projette de faire tourner des films de cul à des Japonais entrés dans la clandestinité.
Même sous influence Hollywood Babylone – Cary Grant a une bite dans la bouche tandis que Bette Davis et Joan Crawford ont “pompé la moitié de la ville” –, Ellroy pratique toutefois le fondu au noir dès que les corps se dénudent : la scène de sexe la plus symptomatique du roman vire au pugilat et voit Kay Lake expédier à l’hôpital la lesbienne qui tente de la violer. Ellroy n’étant pas davantage un écrivain gay friendly qu’un chantre du plaisir, la violence se substitue chez lui à l’érotisme et la castagne à la jouissance. Les dents volent, les nez sont écrasés, au massacre des corps fait écho celui que subissent les institutions – les coupables prospèrent tandis qu’un innocent est promis à la chaise électrique, la démocratie se réduit à un pur jeu de pouvoir et l’idéal d’égalité promis par la constitution des Etats-Unis cède du terrain face au racisme et à l’antisémitisme.
En huit cent pages survoltées, les cadavres s’accumulent dans le sillage des voitures de police, l’insomnie, l’alcool et les amphétamines altèrent les perceptions, les prédateurs règnent sur la jungle urbaine – et le font avec d’autant plus de flamboyance que, dans le bras de fer opposant chez Ellroy fascination pour le vice et nostalgie de la vertu, le sens de l’histoire garantit à la première de l’emporter encore et toujours.
Perfidia (Rivages), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Paul Gratias, 848 pages, 24 € (en librairie le 6 mai)
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