Amateur de martini, de sexe et de gadgets meurtriers, James Bond a longtemps incarné l’homme moderne. De sa création par Ian Fleming à aujourd’hui, décryptage de l’évolution du héros littéraire le plus populaire.
Dans une villa de la Jamaïque, un quadragénaire s’assied début 1952 devant sa machine à écrire. Sous ses doigts, les mots jaillissent, au rythme de deux mille par jour. Sur le point d’épouser une divorcée de la haute société londonienne, Ian Fleming est sur les nerfs – quand il entreprend de rédiger son premier roman, il s’agit avant tout pour lui de se changer les idées ; à l’heure des souvenirs, il confiera s’être lancé dans l’entreprise comme on prend une pelle pour aller creuser « un grand trou au fond de son jardin ». Ce que cet amateur d’histoires de pirates ignore, c’est que, comme dans un roman de Stevenson, un trésor l’attend au fond du trou.
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Lors de la publication de la première de ses aventures – Casino Royale, 1953 – c’est pourtant le héros inventé par Fleming qui est au fond du trou. Après s’être fait passer à tabac par deux gros bras, torturer par un joueur professionnel et mener en bateau par un ravissant agent double, James Bond file un mauvais coton. Non seulement ce grand voyageur s’est, pour cette mission inaugurale, vu réduit à sillonner au volant de sa Bentley les routes du Pas-de-Calais, mais c’est à l’intervention d’un sicaire des services secrets soviétiques – le Smersh – qu’il doit d’encore être en vie.
De quoi fouetter la fibre patriotique de tout espion de Sa Majesté : à compter du deuxième roman de Fleming – Vivre et laisser mourir, 1954 – les vies, c’est l’agent 007 qui les sauvera. Tout comme il sauvera la planète – laquelle, of course, a pour centre un pays nommé Angleterre – d’une succession de criminels mégalomanes, de prédateurs internationaux et de savants fous. Circonstance aggravante : aucun de ces fauteurs de trouble n’a la moindre goûte de sang britannique dans les veines.
James Bond apporte à l’Angleterre une bouffée d’air frais
Se replonger dans les treize livres où le héros de Fleming affronte requins, pieuvres, avalanches et femmes fatales, c’est s’immerger dans un monde où la xénophobie a le vent en poupe, où semer la terreur sur les routes est gage de virilité, et où, non contents de descendre un demi-litre de whisky ou de vodka par jour, les véritables hommes se font fabriquer des cigarettes extra toxiques. L’agent 007 met autant de constance à se tuer lui-même qu’à expédier ad patres les ennemis de la couronne britannique; pour avoir partagé l’hygiène de vie de héros, Fleming s’éteint en 1964, à l’âge de cinquante-six ans.
En dépit de ses excès pollueurs, James Bond apporte à l’Angleterre une bouffée d’air frais. Sur les traces de cet as de l’évasion, qui, dans chaque roman, s’échappe des geôles des pires tortionnaires, des millions de lecteurs se libèrent du train-train quotidien. Ouvrir un James Bond, c’est accéder à l’univers d’hédonisme, d’exotisme et d’érotisme dont rêvent au début des sixties les habitants des banlieues de brique rouge ; avec le succès des films dans lesquels Sean Connery incarne l’agent secret, le phénomène devient planétaire. Héros préféré de John Fitzgerald Kennedy, Bond sera par la suite celui d’une multitude d’écrivains en herbe ; dans un récent recueil de chroniques, Notes marginales et bénéfices du doute, Jonathan Coe se souvient avoir, à l’âge de onze ans, rédigé sa propre aventure de 007.
De plus en plus invraisemblables au fil des ans
Comme Sherlock Holmes, James Bond survivra à son créateur: en un demi-siècle, sept auteurs et 25 romans – novellisations non comprises – l’appelleront à la rescousse pour combattre de nouveaux visages du mal. Dès 1965, une sommité du roman anglais, Kingsley Amis publie The James Bond Dossier, plaidoyer pour un héros que les élites intellectuelles traitent avec un mélange de crainte et de condescendance ; trois ans plus tard, Amis confronte 007 à un complot chinois destiné à déclencher une guerre entre l’URSS et l’Occident. Publié sous le pseudonyme de Robert Markham, Colonel Sun offre des méchants – anciens nazis et asiatique sadique – abominables à souhait mais laisse un soupçon de réalisme gripper la mécanique : devenues de plus en plus invraisemblables au fil des ans, les intrigues de Fleming devaient une grande partie de leur charme à leur abracadabrante fantaisie.
Après treize années d’absence, James Bond revient, en 1981, sous la plume d’un spécialiste britannique du thriller, John Gardner. Emoi chez les puristes : avec ses cigarettes light et sa Saab petite bourgeoise, le 007 de Permis renouvelé suscite d’autant moins l’adhésion qu’une prose mollassonne – et de surcroît étirée sur quatorze bouquins – fait regretter la tonicité de l’écriture de Fleming. Héritant de la franchise en 1997, l’Américain Raymond Benson consacrera six romans à Bond. Bien que descendant du ciel dans la séquence d’ouverture du premier, Jour J moins dix, son 007 n’a rien d’un père Noël – pour les amateurs de frissons, la hotte reste désespérément vide.
Retour gagnant
Menacé d’obsolescence, le James Bond littéraire devra sa survie au succès des films dans lesquels Daniel Craig restitue au personnage un charisme égaré durant les années Roger Moore. Las de voir produire à la chaîne des bouquins sans relief, les ayants droit de Fleming décident en 2008 de rigoureusement sélectionner les auteurs des futures aventures de Bond, et de ne les laisser en rédiger qu’une seule chacun. Au-delà des différences d’approches temporelles de leurs auteurs – l’un propulse dans le présent un Bond ayant fait ses premières armes durant la guerre d’Afghanistan, tandis que l’agent secret reste pour les trois autres un vétéran de la Deuxième Guerre mondiale – les quatre romans publiés depuis lors se rejoignent sur un point.
Plus question de laisser 007 déplorer comme dans Goldfinger les effets pervers de l’émancipation féminine : l’égalant – voire le dépassant – en astuce et en intrépidité, les Bond girls des années 2000 ont tout pour devenir des icônes du féminisme. En les mettant sur le chemin d’affairistes prêts à déclencher des guerres afin de détourner la production pétrolière du Sud Soudan ou de l’Angola, l’Américain Jeffery Deaver (Carte blanche, 2011) et l’Anglais William Boyd (Solo, 2014) ancrent leurs romans dans la réalité géopolitique de l’Afrique, tandis que Sebastian Faulks (Le Diable m’emporte, 2009) et Anthony Horowitz (Déclic Mortel, 2015) font reprendre du service aux bons vieux génies du crime d’antan.
La recette – méchants fous à lier, complots délirants, ogives nucléaires en balade – fonctionne comme aux premiers jours : bercé durant l’adolescence par les romans de Sax Rohmer, puis devenu grand lecteur de Raymond Chandler, Ian Fleming a légué à ses successeurs un héros aussi immortel (mais nettement plus bankable) que le docteur Fu Manchu ou Philip Marlowe. En écho à la devise – « The world is not enough » – prêtée à la famille Bond dans Au service secret de Sa Majesté (1963), la planète ne semble vraiment pas près d’avoir assez des aventures de l’agent 007.
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