[Le monde de demain # 11] Tous les jours, un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette catastrophe sanitaire. Aujourd’hui, l’écrivaine Jakuta Alikavazovic mise sur le pouvoir de l’imagination et énumère son bestiaire idéal de sortie de crise.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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As-tu l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ?
Jakuta Alikavazovic — Absolument – un jamais-vécu avec un petit air de déjà-vu nous venant de la fiction qui, elle, se frotte à la dystopie depuis longtemps. Là on y est, non ? Du coup le réel semble à la fois outrancier, grotesque même, et par moments bizarrement décevant. La ruée sur les parcs, puis la ruée sur le papier toilette, quel panache. Et l’autre, avec ses drones, on dirait moi en 2013 quand je m’étais mis en tête de prendre un selfie vu du ciel.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
>> Episode 1 : Le monde de demain, selon Stanislas Nordey
>> Episode 2 : Le monde de demain, selon Daniel Cohen
>> Episode 3 : Le monde de demain, selon Aurélien Bellanger
>> Episode 4 : Le monde de demain, selon Corine Pelluchon
>> Episode 5 : Le monde de demain, selon Vincent Macaigne
>> Episode 6 : Le monde de demain, selon Miossec
>> Episode 7 : Le monde de demain, selon Capucine et Simon Johannin
>> Episode 8 : Le monde de demain, selon Arlette Farge
>> Episode 9 : Le monde de demain, selon Simon Liberati
>> Episode 10 : Le monde de demain, selon Bernard Lahire
Es-tu confiante quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise ?
Tous ceux qui ont besoin de masques ont-ils des masques ? Tous ceux qui ont besoin d’être dépistés sont-ils dépistés ? Nos vies – et nos intelligences – sont-elles protégées et respectées ? Certains meurent-ils faute d’anticipation, faute de moyens ? Nous a-t-on dit, en nous regardant dans les yeux, pour ainsi dire, que mettre un masque, c’est un geste technique, un geste qui ne serait pas à la portée de tous ? C’est peu de dire que la confiance, ça se mérite, non ?
As-tu peur de la maladie, sur laquelle on entend des choses très contradictoires ?
J’ai peur de la maladie pour mes proches plus fragiles. Et pour les plus fragiles tout court. Ceux qu’on envoie au front (puisque la métaphore martiale est en vogue) sans grands moyens, voire sans moyens du tout. Cette maladie est aussi une maladie sociale. Un révélateur d’obscénité.
https://twitter.com/JakutaAlika/status/1243112379765981184
Est-ce que la nouvelle disposition de son temps qu’impose le confinement ouvre pour toi des possibilités nouvelles ? Que fais-tu de ce temps de confinement ?
L’autre jour, quelqu’un m’a dit : “Toi qui écris, ça ne doit pas te changer beaucoup au fond.” J’ai ri. Mais jaune. D’une part, tout dans ma vie d’écrivain est un choix – y compris la part d’isolement. C’est l’inverse d’une restriction. D’autre part, je n’ai jamais été moins seule de ma vie – heureusement que je suis confinée avec les personnes que j’aime le plus au monde. Mais l’une d’elles étant un petit bébé, certains jours je n’ai pas une seconde à moi.
Mon truc : la dissociation. Je mets ma plus belle tenue et je bois du vermouth dans toutes les pièces de l’appartement. Certes, en esprit seulement – pour le moment. On verra dans deux ou trois semaines où j’en suis. Peut-être qu’on me trouvera en escarpins moirés, à désinfecter les interrupteurs au gin en leur parlant anglais.
Penses-tu que cette crise est un marqueur historique ? Qu’on ne reviendra pas au monde avant ? Qu’on entre dans une nouvelle séquence ?
Le monde d’avant était convulsif et agonisant de toute façon. On entre dans une nouvelle séquence, oui, mais de quoi : de convulsion et d’agonie ? Ou d’autre chose ?
Y a-t-il des enseignements positifs à tirer de cette crise ?
On peut fumer près d’une cartouche de cigarettes par jour dans sa tête et descendre une bouteille de vermouth imaginaire et personne ne s’en rend compte.
“Il faudra demander des comptes”
Comment imagines-tu le monde d’après ?
Des dauphins à Venise, des cerfs dans la Seine, des hippopotames à Edimbourg et des dinosaures à Central Park.
Qu’en espères-tu ?
Tout ce que j’ai dit plus haut. Et la justice. Sociale et pénale. Parce qu’il faudra bien demander des comptes.
Dernier roman paru L’Avancée de la nuit (Editions de l’Olivier)
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