Rencontre en Andalousie en 2005 avec un auteur apaisé et heureux de présenter sa nouvelle œuvre, “La Possibilité d’une île”. Il nous raconte ici la genèse de son quatrième roman.
Le nouveau roman de Michel Houellebecq sortira le 7 janvier 2022 chez Flammarion. Pour patienter, Les Inrockuptibles revisitent ses précédents livres, ses grands entretiens et ce qu’il nous dit depuis près de trente ans de la société française.
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Cet entretien a été réalisé en 2005.
Cinq cents kilomètres d’autoroute, cinquante de lacets de montagne et la Mégane rouge de location s’immobilise sur la rampe d’accès de l’hôtel, juste derrière un coupé Peugeot gris métallisé immatriculé dans le Val-d’Oise. Le temps de baisser les yeux pour trouver le frein à main, de retirer aussi la carte plastique qui fait office de clé, et Michel Houellebecq est là, claquant nonchalamment la portière de sa belle 206 ou 306, intérieur cuir gold. Il ne nous a pas vus.
L’Alquería de Morayma, Michel Houellebecq l’a trouvée dans le guide des hôtels de charme d’Espagne et, à première vue, c’est déjà beaucoup mieux que ce que laissait imaginer le site internet. Blanc de chaux et pierre grise, cet ancien hameau du massif des Alpujarras est dominé par les névés de la Sierra Nevada qui culmine à près de 3 500 mètres. La mer, distante de trente-cinq kilomètres, semble inaccessible. Michel Houellebecq n’a pas choisi le lieu de notre rendez-vous au hasard. Un rapide coup d’œil sur la brochure de l’Alquería de Morayma l’atteste.
Fille d’un marchand d’épices et général nasride, Morayma était devenue à 15 ans l’épouse de Boabdil, l’héritier du trône alhamar, celui-là même qui allait livrer les clés de Grenade aux rois catholiques et signer ainsi avec le traité de Santa Fé la capitulation des musulmans.
Dans ces villages montagnards des Alpujarras qui paraissent comme des copies miniatures de la colline d’Albaycín, de ses entrelacs de ruelles envahies de bougainvillées et baignées de jasmin, les morisques ont vécu en exil leurs dernières années avant l’expulsion définitive de 1610. Morayma est morte quelques jours seulement avant le départ pour le Maroc de Boabdil, de sa mère Fatima, de ses fils Ahmed et Yusef.
Après plus de trois années de silence consécutif à la polémique et aux suites judiciaires qu’avaient déclenchées ses propos sur l’islam comme religion “la plus conne”, c’est là, accoudé au bar de l’hôtel Morayma, que Michel Houellebecq a choisi de reparaître.“J’ai failli m’assoupir au volant”, souffle-t-il vaguement ensommeillé, comme groggy après l’interminable série de virages qui l’a mené des environs d’Almería où il réside depuis un an et demi et où il vient, il y a quelques semaines, de mettre un point final à La Possibilité d’une île, son quatrième roman.
On croyait Michel Houellebecq sur la côte Ouest de l’Irlande, là où s’achevait Les Particules élémentaires, là où il avait acheté une maison blanche, aux confins occidentaux de l’Europe – face à l’Amérique. Il était en fait en Andalousie, autres confins du même continent – face à l’Afrique. “J’ai tendance à m’installer là où je vais pour terminer mes livres, sur les lieux mêmes où s’achèvent mes romans. Après Plateforme, j’ai sérieusement songé à m’installer à Pattaya, attiré par le côté bout de la route. On sent que c’est un endroit d’où les gens ne repartiront jamais, ce qui est assez troublant.”
Le prochain roman de Michel Houellebecq paraîtra en France et quasiment au même moment en Allemagne, en Angleterre, en Italie, aux Etats-Unis et en Espagne – là où il se clôt, là où il fut écrit. “J’ai eu l’intuition que des choses m’apparaîtraient plus clairement en Espagne, explique Houellebecq. Que, sur beaucoup de sujets, les enjeux biologiques de la sexualité, du vieillissement et de la reproduction, les Espagnols étaient moins hypocrites. On dit tele basura ici, et c’est vrai que la télé espagnole est vraiment une télé poubelle – n’empêche que c’est riche d’enseignements. On a un peu honte de regarder ça, forcément, mais l’intensité des témoignages est plus forte ici. En France, les gens qui vont dans ce genre d’émissions commencent à être un peu malins. Beaucoup moins en Espagne, où la spontanéité m’a surpris.”
Une discrète euphorie
En l’écoutant, en se refamiliarisant avec cette diction singulière, capable d’imprimer le rythme d’une pensée à la fois vive et lente, on s’aperçoit combien Michel Houellebecq est aujourd’hui content. Rayonnant d’une discrète, toute houellebecquienne, euphorie. “Je ne sais pas combien de temps cela durera, confie-t-il. Un ou deux mois sans doute. C’est la satisfaction d’avoir écrit ce que je considère mon meilleur roman.” Dans la veine des Particules, pas celle de Plateforme, qui s’avère “dans une certaine mesure un échec”.
“Je crois que la narration me fait chier. Je ne suis définitivement pas un storyteller, lâche-t-il sur son légendaire ton réaliste. J’aurais mieux fait de faire un film.” Bronzé, visiblement heureux, presque joyeux, il insiste sur la qualité des conditions de travail qui furent les siennes. “En fait, je n’ai jamais été dans d’aussi bonnes conditions qu’ici. L’arrêt complet de toute forme de média, de toute autre activité que ce livre… Même au moment des Particules élémentaires j’ai été obligé de m’interrompre, et l’interruption ce n’est pas bon pour moi. Je produis toujours la même quantité d’efforts en réalité, je suis toujours au maximum de mes possibilités, donc si les conditions sont meilleures, on peut espérer que le résultat sera meilleur – ça fait un peu Lance Armstrong ! note-t-il en se marrant. Maintenant que j’ai obtenu le statut d’auteur, je me sens parfaitement légitimé à ne m’occuper de rien, à laisser de côté tous les problèmes. C’est bien. C’est de vraies vacances par rapport à la vie.” Des vacances studieuses.
En fait de rythme de vie espagnol, Michel a joué le contretemps absolu, se couchant vers 18, 19 heures, se levant vers 1 ou 2 heures du matin pour écrire dans l’état de demi-sommeil qu’il affectionne. Parfois en musique. La Messe en si de Bach – le début en boucle –, Pink Floyd aussi – Atom Heart Mother, Ummagumma – et même Moody Blues et Procol Harum – “Tout ce qui s’est produit à Londres entre 1965 et 1970 est bien, au fond.”
Michel se ressert un verre de ribera-del-duero. Parle souvent du vieillissement, du sien en particulier. Chante Old Man en imitant la voix inhumaine et sublime de Neil Young à propos de laquelle un poète lui avait dit autrefois qu’elle ressemblait tant au chant andalou. On parle peu du nouveau roman, que je n’ai pas encore lu. La première fois qu’il m’en a parlé, il avait des larmes aux yeux en m’informant que c’était un livre triste. (De manière générale, Michel Houellebecq trouve qu’“on ne pleure plus assez aujourd’hui, alors que c’est bon pour la santé”.)
Il avait embrayé sur sa lecture toute récente d’Un pedigree de Patrick Modiano. Il était sous le choc, frappé par la qualité de ce texte à l’os et des ressemblances avec sa vie, de la similarité de ces faits burlesques qui ne s’inventent pas. Il m’avait dit que les gens ne pouvaient pas comprendre ce qu’on éprouvait d’avoir grandi avec des parents qui ne vous aiment pas, que ce n’était pas de la haine, autre chose, et m’avait glissé, incise, qu’il avait appris que sa mère était morte il y a peu de temps. Un autre verre de vin. Mais Michel boit peu à vrai dire. Plus besoin : le travail est fini. “Les gens ne comprennent pas à quel point c’est éprouvant d’écrire. Si les écrivains boivent, ce n’est pas pour trouver l’inspiration ou je ne sais quoi, c’est comme les terrassiers pour oublier la journée de travail. Pour que ça s’arrête de travailler.”
L’humanité moyenne
La Possibilité d’une île ne devrait pas, selon son auteur, provoquer de polémique. Michel Houellebecq reste cependant évasif sur le contenu, tout en lâchant quelques pistes : “Ça reste des personnages moyens, deux hommes, l’un de 60 et l’autre de 30 ans. Je n’ai pas dévié de mon objectif qui est l’humanité moyenne. Et c’est sûrement en
cela d’ailleurs que je suis le plus ambitieux. Plus tu es dans les choses moyennes universelles, plus c’est dur. C’est plus facile avec une serial-killeuse lesbienne. Je suis persuadé que tout va avoir lieu : l’utérus artificiel, le clonage, les mutations génétiques… C’est une lame inarrêtable, et ça va vraiment changer l’humanité en profondeur. Donc il faut en parler.”
S’il affirme en avoir désormais fini avec la sexualité grâce à ce quatrième roman, il s’estime loin d’avoir épuisé la question de la religion. “La chute du catholicisme m’obsède sans doute. Je l’avais constatée en Irlande, elle est tout aussi spectaculaire en Espagne. Et il y a une interrogation pour laquelle je n’ai pas vraiment trouvé la réponse : qu’est devenue l’espérance de la vie éternelle ? Qu’elle passe à la trappe aussi rapidement me surprend. Il y a aussi l’idée plus basique que les mœurs peuvent changer complètement en l’espace de cinq ans, sans que personne ne trouve à redire et avec une résistance nulle. Y compris les choses qu’on pourrait imaginer les plus rigides. On a eu beaucoup d’exemples dans cette fin de siècle, la chute du communisme a été incroyablement rapide.”
Ce qui tranche chez Michel Houellebecq, par rapport à la plupart des écrivains français contemporains, c’est sa propension à mettre en évidence, souvent avec légèreté, les tendances lourdes, à ne jamais perdre le fil du grand récit, même quand il écrit de micro-histoires. La chute du Mur, le 11-Septembre aussi, survenu quelques jours seulement après la publication de Plateforme qui s’achevait par l’explosion d’une bombe de terroristes islamistes dans un haut lieu du tourisme sexuel thaï.
“C’est drôle, sourit Michel Houellebecq, le numéro du New York Times qui relatait mes démêlés avec les musulmans était le numéro du 11-Septembre… Par la suite, j’ai trouvé qu’on exagérait quand même un peu mes capacités prophétiques ! C’est finalement à Bali que l’attentat s’est produit en Asie. Mais cela aurait très bien pu être dans le sud de la Thaïlande. Le fait que les musulmans allaient finir par réagir négativement au tourisme sexuel n’était pas très difficile à prévoir. C’était une prophétie mais pas une prophétie difficile. Les attentats du 11-Septembre, eux, m’ont surpris, surtout par la psychologie de ces gens qui vivaient depuis si longtemps aux Etats-Unis. C’est très bizarre de vivre en tant qu’ennemi dans un pays. Il n’y a pas tellement de livres sur la question, je pense à Conrad avec L’Agent secret… Mais le 11-Septembre, c’est resté de la télé pour moi. Un grand moment de télé, mais de la télé. Désolé. Et ça n’a pas changé ma conviction que l’islam était condamné à long terme, comme toutes les religions révélées. Disons que c’est un soubresaut historique. La vérité scientifique finit par gagner, toujours. C’est triste pour les gens : ils avaient la foi dans une éternité de bonheur, et ils ont la foi dans le néant. Mais on n’y peut rien, la vérité est triste. C’est quand même globalement un événement triste, la fin des religions. Mais inévitable.”
Sans attendre qu’on lui pose la question, dans ce haut lieu de la résistance des musulmans modérés à la Reconquista espagnole, Michel Houellebecq lance au détour de la conversation que finalement, et longtemps après, il “regrette un peu ces propos (sur l’Islam). Je me suis rendu compte que des gens pouvaient le prendre mal un peu absurdement. Une personne baptisée mais qui ne croit pas en Dieu, qui ne suit pas les préceptes du pape, si tu lui parles des chrétiens, elle ne va pas se sentir concernée. Alors qu’un type d’origine musulmane dans la même situation pourra se sentir concerné quand on dit musulman. C’est absurde, mais il faut bien reconnaître que c’est comme ça. Ce que je vise, moi, c’est la religion en elle-même. Je ne regrette pas en revanche d’avoir été bref. Il faut être bref quand le sujet a peu d’intérêt. Si j’écrivais un livre contre le bouddhisme, il me faudrait plusieurs centaines de pages, parce que c’est une religion intéressante et compliquée. L’islam est une religion simple et bête, on peut donc l’expédier en une phrase.” Pareil pour le catholicisme ? “Non, c’est un peu plus compliqué, c’est intermédiaire. Il y a des développements intéressants. Donc non, toutes les religions ne se valent pas, il n’y a aucune raison de penser cela. Mais c’était une erreur de le dire parce que cela garde une dimension identitaire un peu absurde. Enfin, les gens sont un peu absurdes…” Certains plus que d’autres sans doute, notamment ceux que Michel a rencontrés dans une secte lors du travail de repérage préparatoire à ce nouveau roman. “Ils étaient 2 000 à hurler et ça m’a beaucoup plus effrayé que les 2 millions de jeunes que j’avais vus aux JMJ”, dira-t-il seulement.
Pour ce roman comme pour les précédents, Michel Houellebecq a enquêté, il s’est imprégné du monde au milieu duquel il vit. Il a, par exemple, acheté une voiture, une grosse voiture allemande, une Mercedes 500 SLK, et il a roulé sur les autoroutes, lui, le poète des autoroutes, il s’est arrêté, à 45 ans passés, pour laver pour la première fois sa voiture et éprouver le sentiment d’être enfin devenu un mâle européen moyen. Une fois le roman terminé, Michel a revendu sa grosse Mercedes. La Messe en si à fond sur l’autoradio de son coupé Peugeot, il roule aujourd’hui en direction de l’Irlande pour retrouver Clément, son petit chien, “le seul qui résistera à toute tentative d’écriture”.
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