L’homme de Canal+ m’a donné rendez-vous au Regard Moderne, une grotte de papier déviante, une caverne d’ouvrages séditieux, un capharnaüm où l’on ne tient pas à plus de deux ou trois personnes, accueillis par le tenancier, Jacques, entre dix piles dégringolantes de bouquins situs, de photos de pin-up 50’s, de grimoires érotiques ou de fac-similés […]
L’homme de Canal+ m’a donné rendez-vous au Regard Moderne, une grotte de papier déviante, une caverne d’ouvrages séditieux, un capharnaüm où l’on ne tient pas à plus de deux ou trois personnes, accueillis par le tenancier, Jacques, entre dix piles dégringolantes de bouquins situs, de photos de pin-up 50’s, de grimoires érotiques ou de fac-similés de manuscrits de Céline qui menacent de vous ensevelir.
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Ce lieu ressemble bien à Pierre Lescure, collectionneur compulsif de disques de rock, de photos d’actrices, de magazines et d’objets design fifties qui longtemps étaient les principaux occupants de ses appartements. Aujourd’hui, Jacques présente à l’enfant du jazz et du rock un recueil de photos d’enfants déguisés pour Halloween, ou encore un roman graphique sur le goulag écrit et dessiné par un ancien détenu. « Je viens régulièrement ici, Jacques me connaît bien et m’oriente de suite sur ce qui pourrait me plaire. »
A 66 balais, le directeur artistique du Théâtre Marigny demeure animé par un goût, des passions, une curiosité qui ont fait de lui le patron le plus atypique, ouvert et rock’n’roll de la télé française (et peut-être même mondiale). Il faut voir son oeil gourmand quand Lescure parle d’une photo de Paulette Godard datant de 1935, « mutine, sublime, la modernité incarnée ! Une photo qui pourrait dater d’hier ! » La soixantaine, c’est aussi un âge à bilan, dressé avec la complicité de Sabrina Champenois dans un ouvrage qui vient de paraître, In the baba. « J’hésitais à parler de moi, et puis quand j’ai revendu 60 % de ma bimbeloterie, j’ai pigé que ça racontait une histoire, que je pouvais raconter la mienne qui est aussi celle d’une époque. » Et comment ! Ce sont toutes nos années rock, télé, culture, info qui défilent dans ce bouquin vachement bath (comme on dirait en lescurie), de De Gaulle à de Caunes, des scouts de Choisy-le-Roi aux talent-scouts d’Hollywood, des rotatives graisseuses de L’Huma aux couloirs high-tech de Canal+, des Enfants du rock aux grandes heures de la télé moderne.
Il y a aussi des pages gentlemen sur les femmes de sa vie, de Katherine Pancol à son épouse Frédérique en passant par la reine Deneuve, des contrepoints éclairants des grands témoins de son parcours (Chabat, de Greef, Chalumeau…), les débuts à la radio, la politique, le génie de Pierre Desgraupes, la tolérance vieille France d’André Rousselet, les requins ricains Bill Gates ou Barry Diller, le premier complice Jean-Michel Desjeunes, parti trop tôt, la découverte foudroyante d’Elvis ou d’Audrey Hepburn…
Et puis, le seul mais cuisant échec de sa vie : son éviction de Canal+ par Jean-Marie Messier. « Je préfère être immature à ma façon qu’à la sienne. Il m’a viré avec la cruauté d’un sale gosse qui arrache les ailes des mouches. J’ai mis du temps à digérer, mais aujourd’hui, c’est passé, je ne retiens de Canal que ces fantastiques dix-huit années. »
Il est temps de prendre congé de Pierre, de Jacques et de son Regard Moderne. Malgré In the baba, on se dit que Lescure n’est pas au bout de sa route. Déjà, il continue de programmer pièces et concerts dans le superbe Marigny (et récemment, la conf de presse mondiale du Boss). Et puis on ne sait pas s’il en a envie, mais à la faveur du changement politique qui s’annonce, on le verrait bien de nouveau à la tête d’une chaîne de télé. Saviez-vous que sous sa direction en 1983, les JT d’Antenne 2 ont dépassé en audience ceux de TF1 pour l’unique fois de leur existence ?
Serge Kaganski
In the baba (Grasset), 384 pages, 18 euros.
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