[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] Le 18 février 2004, Les Inrockuptibles publient un « Appel contre la guerre à l’intelligence » qui recueillit finalement plus de 100 000 signatures. Soutien enthousiaste, le philosophe, grand penseur de la génération 68, accepte de nous recevoir pour aborder sujets politiques, médiatiques et philosophiques.
Dans votre livre d’entretiens avec Elisabeth Roudinesco, De quoi demain…, vous notiez qu’« il n’y a rien de sérieux en politique sans cette apparente ‘sophistication’ qui aiguise les analyses sans se laisser intimider, fût-ce par l’impatience des médias ». Le formatage médiatique produit donc des effets désastreux jusque sur le discours et la pratique politiques ?
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Jacques Derrida — Oui, d’autant plus qu’un grand nombre d’intellectuel·les ont intériorisé ces impératifs de limpidité apparente, de transparence par le vide, d’intelligibilité immédiate. Il·elles se sont mis·es à produire les discours faciles et simplificateurs qu’on leur commandait. Dans les années 1960 et 1970, les discours “difficiles” séduisaient, ils passaient, ils se “vendaient” même. Il y avait une réceptivité, une demande pour ce type de parole. Mais, petit à petit, certain·es – et souvent, c’était nos élèves… – ont compris que tout ça ne passait plus dans les médias : si l’on voulait devenir très vite une figure médiatique, il fallait simplifier, opposer noir et blanc, larguer l’héritage sans s’embarrasser de concepts.
La « nouvelle philosophie” a commencé à ce moment-là. Un discours simplificateur, d’un point de vue éthique, juridique et politique, s’est mis en place et a influé sur un lectorat élargi, effet pervers d’une juste démocratisation de l’enseignement. Les responsables politiques se sont aussi ajusté·es à ce type de discours. L’équivoque – car voilà une complication dont je veux tenir compte –, c’est que souvent ces jeunes gens se mobilisaient pour de bonnes causes, des causes justes : les droits de l’homme notamment. Cette génération se battait pour des causes souvent respectables, en principe, mais en donnant l’impression de s’en servir plutôt que de les servir. Le théâtre médiatique était géré par cette occupation et il était difficile de s’y opposer sans paraître diabolique et voler au secours de “mauvaises causes”.
“Il est très difficile d’expliquer qu’aujourd’hui le combat pour les droits de l’homme ne se limite pas aux causes classiques que l’on invoque habituellement”
Je me pose beaucoup de questions sur les droits de l’homme, sur l’histoire de ce concept, sur ce qu’on en a fait, mais je ne dirai jamais que je suis « contre”. Je ne m’opposerai jamais à quelqu’un qui se bat au nom des droits de l’homme, qui apparaît à la télévision en leur nom, je ne le peux pas et ne le veux pas. Donc, je suis muselé. Il devient très difficile de dire que les droits de l’homme ont une histoire, qu’il faut savoir quelles sont les limites conceptuelles de cette notion, combien elle a été enrichie et compliquée après 1789…
Très difficile d’expliquer qu’aujourd’hui le combat pour les droits de l’homme ne se limite pas aux causes classiques que l’on invoque habituellement mais qu’il va très loin, que la majorité de l’humanité crève de faim, que le sida dévore l’Afrique, etc., et que laisser mourir est parfois tout aussi grave, voire plus grave, que tuer. Par exemple aucun des tribuns “droits-de- l’hommistes” patentés, en France, ne s’est mobilisé autour de ces tragédies mondiales et de la culpabilité politique de tous les citoyens des pays riches, des « pays des droits de l’homme ».
Les mêmes ne se sont pas mobilisés contre la peine de mort (surtout en Chine et aux Etats-Unis). J’ai cru devoir le faire depuis des années et non seulement dans mon enseignement. Je pourrais faire l’histoire de mes silences obligés. Il y a eu des moments où, bien que “de gauche”, comme on dit et comme je l’ai toujours été, je ne pouvais ni souscrire à la politique marxiste officielle du parti communiste, au marxisme donc, ni même à l’althussérisme, mais je ne voulais pas non plus, à tort ou à raison, m’y opposer publiquement, me faire l’allié « objectif” d’un anticommunisme à mes yeux tout aussi suspect, dans une situation donnée. Donc je l’ai fermée pendant très longtemps. Mais certains savaient interpréter mes silences à travers ce que je publiais.
Pourquoi avoir gardé le silence ?
Je votais toujours à gauche, bien sûr, je marquais dans mes textes assez clairement quelles étaient mes préférences. Je ne voulais pas paraître de droite. Je n’étais pas de droite. C’est donc un silence que je n’ai rompu explicitement que très tard, c’est-à-dire après la chute du communisme, quand j’ai écrit Spectres de Marx (en 1993 – ndlr). A la fin des années 1970, au début des années 1980, tout en ayant un jugement négatif sur une certaine théâtralisation de ces intellectuels, ceux qu’on appelle aujourd’hui les « intellectuels médiatiques », je ne pouvais pas non plus les condamner.
Néanmoins, lorsque j’ai organisé, avec d’autres, les Etats généraux de la philosophie en 1979, je m’en suis pris, dans mon introduction, aux intellectuels qui abusaient des médias et qui rendaient de mauvais services à la philosophie. Non seulement Bernard-Henri Lévy et Dominique-Antoine Grisoni s’en sont pris à moi et ont tenté de faire une obstruction physique au déroulement des Etats généraux, mais même un inspecteur général de philosophie qui avait été mon prof, Etienne Borne, m’a accusé de prendre à partie des gens qui s’engageaient pour des causes morales et justes.
Ce n’était pas à la morale et encore moins à la justice que je m’en prenais, mais à la pratique médiatique et aux abus auxquels ces gens se livraient à des fins de représentation, je le disais à l’instant, narcissico-promotionnelles. On se sentait donc un peu paralysé. Et c’est ce courant qui a favorisé l’orientation que vous dénoncez aujourd’hui, aussi bien à gauche qu’à droite. Parce que la plupart de ceux ou de celles dont je parle ici ont été politiquement à droite et à gauche, simultanément ou successivement, gommant le clivage et s’adaptant à chaque fois au pouvoir dominant, ou aux pouvoirs dominants quand il y en avait deux pendant la cohabitation. Ils ont cohabité avec tous les cohabitants.
“Je n’aurais jamais accepté d’aller chez Pivot (qui ne me l’a d’ailleurs, et pour cause, jamais demandé)”
Beaucoup d’artistes qui ont, comme vous, refusé d’apparaître à la télévision dans les années 1970 regrettent aujourd’hui d’avoir finalement laissé la place à d’autres, qui continuent aujourd’hui d’occuper tout l’espace.
C’est vrai. De ma part, comme pour celles et ceux qui se sont montré·es extrêmement prudent·es, parcimonieux·es, ce ne fut pas du mépris. J’avais refusé par principe d’aller à la télévision. Ce n’était pas une opposition à la télévision elle-même. C’était une méfiance à l’égard de la façon dont la télévision était mise en œuvre : le rythme, la temporalité, la culture des personnes qui vous interrogeaient. Je n’aurais jamais accepté d’aller chez Pivot (qui ne me l’a d’ailleurs, et pour cause, jamais demandé).
Je n’avais rien contre cet homme estimable dont la célèbre émission a rendu des services, mais je ne pouvais pas parler avec lui – je voyais le moment où il allait m’interrompre pour me demander si mon texte était autobiographique ou non, de raconter des histoires, l’intrigue de mon livre, etc. Or, bien avant cette télévision, il y en avait une autre, et des émissions littéraires d’une autre qualité. Desgraupes et Dumayet parlaient avec les intellectuel·les, avec les écrivain·es, en prenant leur temps, en laissant parler, en acceptant les silences et les hésitations. Je n’ai rien contre cette télévision-là et je continue d’espérer qu’on saura en reconnaître et ressusciter les qualités.
…
Dans La Pensée 68, Renaut et Ferry vous accusent de partager avec Foucault, Lacan et Bourdieu la haine de la démocratie, alors que philosophiquement, théoriquement, politiquement, vous aviez peu de choses en commun, à part, peut-être, de tous parier sur la compréhension, le désir et l’envie de rendre compte de la complexité des choses.
Oui, c’est d’ailleurs ce qui me rend nostalgique, mélancolique même quand je pense à ces années-là. Malgré nos différences et nos différends, nous avions en commun une passion, une loi éthico-politique, qui était liée à l’impératif de savoir, de comprendre, d’analyser, de raffiner, de ne pas se laisser endormir. Malgré les écarts qui nous séparaient, nous partagions quelque chose qui s’est à peu près perdu depuis. Ce fut vrai aussi de la littérature.
Il y avait, dans telles avant-gardes minoritaires, une exigence, j’oserais même dire une “culture” littéraire qui s’est totalement dissoute ou corrompue, à un degré parfois lamentable. Quant au livre auquel vous venez de faire allusion, dont on reparle pour les raisons que vous savez (on le cite maintenant dans les allées du pouvoir : tout le mal aurait commencé en 68 !), je l’ai toujours trouvé philosophiquement nul, vulgaire et confus : l’exemple même des fautes de lecture les plus irresponsables.
Retrouvez l’intégralité de l’entretien dans le n° 435 de mars 2004.
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