Dans son nouveau livre, Ivan Jablonka examine la construction de sa propre masculinité lorsqu’il était enfant et adolescent. Une enquête passionnante qui démontre que la sociohistoire peut être un art du récit subjectif.
Le nouveau livre d’Ivan Jablonka est un rejeton lointain mais direct du mouvement MeToo. L’auteur lui rend hommage dans ses dernières pages. “Ce livre n’aurait pas été possible sans #MeToo : l’événement nous a permis de relire notre itinéraire de genre, notre éducation, nos expériences de fille ou de garçon, en déchiffrant les rôles que nous avons endossés – ou pas.” C’est en effet à cette relecture que l’écrivain et historien procède dans Un garçon comme vous et moi.
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Avec les outils de la sociohistoire, il enquête sur la construction de sa propre “garçonnité”, de sa naissance en 1973 jusqu’à ses 20 ans, en mobilisant souvenirs, documents – le journal d’enfance tenu par ses parents, des dessins, photos et autres lettres – et entretiens avec son entourage – famille, ami·es d’enfance, instit… Par cercles concentriques, Jablonka réalise ainsi une première “autobiographie de genre” qui mêle sciences sociales et littérature – une hybridation qu’il avait déjà étrennée avec Laëtitia, prix Médicis en 2016, et qu’il revendique depuis la parution de son manifeste, L’histoire est une littérature contemporaine, en 2014.
Désobéissance de genre
Dans la continuité de son dernier essai, Des hommes justes (Seuil, 2019), qui distinguait des figures de la culture populaire représentatives d’une masculinité qui ne rime pas avec virilité et domination patriarcale (de Charlie Chaplin à David Bowie), ce nouvel opus pousse plus loin la réflexion. Comment faire advenir cette utopie où les hommes seraient plus épris de respect que de pouvoir ?
En retournant les outils des sciences sociales sur sa propre vie, l’auteur montre à échelle microscopique comment la société “programme ses petits mâles”, sans toutefois parvenir à canaliser absolument les itinéraires de genre. “Les normes produites par les institutions ne s’impriment pas mécaniquement sur ceux auxquels on les destine. Au cours de leur enfance et de leur adolescence, en grandissant, les garçons absorbent plus ou moins le masculin”, écrit-il.
Plus tard, l’adolescent solitaire, anxieux et bosseur au lycée Buffon à Paris est bouleversé par le film “Un monde sans pitié” d’Eric Rochant. Il s’identifie à Hippo, un personnage de loser qui n’a plus que l’amour
Le jeune Jablonka est par exemple hermétique au “stage viril” proposé par Goldorak dans Récré A2, lui préférant des “trucs de filles” comme Zia dans Les Mystérieuses Cités d’or : “Pour moi, les dessins animés et les séries ne fonctionnaient pas comme un conditionnement, mais comme une anti-structure de genre.” Le projet éducatif de ses parents – jouets neutres, comptines d’Anne Sylvestre et chansons de Graeme Allwright – n’est sans doute pas pour rien dans cette disposition à la désobéissance de genre.
Plus tard, l’adolescent solitaire, anxieux et bosseur au lycée Buffon à Paris est bouleversé par le film Un monde sans pitié d’Eric Rochant (1989). Il s’identifie à Hippo, un personnage de loser qui n’a plus que l’amour et qui affiche “la douceur des vrais romantiques”, ou encore à l’antihéros des chansons de Goldman, qui tire sa force de sa fragilité (Je marche seul).
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Sociohistoire et auto-examen
On est bien sûr tenté de crier au vice de procédure, tant le résultat de cet autoportrait pourrait facilement virer à l’autosatisfecit permanent. Mémorialiste de lui-même, l’historien peut-il entretenir la distance nécessaire avec son objet d’étude et en tirer des leçons pour tous les hommes ? Cette “expansion du moi” que critique l’historien Enzo Traverso dans un récent essai (Passés singuliers, Lux, 2020) n’entrave-t-elle pas la portée de son travail ?
Le reproche sera sûrement adressé à Jablonka. Heureusement, il réussit à éviter cet écueil en ne s’épargnant pas. Dans un exercice de transparence notable, il se décrit en goujat arrogant et élitiste à 11 ans, traité de “mufle” de manière épistolaire par une fille qu’il avait dénigrée et dont il était pourtant épris. “Cette phrase s’est imprimée sur mon front en lettres de feu”, confie-t-il.
Au fil des chapitres de cet auto-examen, où la froideur conceptuelle rencontre l’intimité la plus chaude, Jablonka sème des repères et relate des leçons qui l’ont conduit à assumer une masculinité tendre et sensible. Le récit de soi est ici toujours entremêlé à la vie des autres, dont plusieurs amis d’enfance disparus, derrière lesquels Jablonka s’efface rigoureusement, avec la modestie d’un homme juste.
Un garçon comme vous et moi (Seuil), 320 p., 20€
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