Pour son deuxième roman, l’Américaine Marisha Pessl invente la figure d’un cinéaste diabolique et signe un polar gothique hyperaddictif. Rencontre à New York.
Ne jamais se fier aux apparences. Quand on rencontre Marisha Pessl au bar de l’hôtel Mandarin Oriental à New York, qu’elle a choisi parce qu’elle vit à deux blocs de Columbus Circle, difficile de croire que cette jolie blonde de 37 ans, ultrasympathique et souriante, a écrit le roman le plus dark de cette rentrée.
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Huit ans après La Physique des catastrophes, son premier roman, Intérieur nuit tourne autour de la figure d’un cinéaste aussi morbide que génial, sorte de transfuge entre Dario Argento (pour l’horreur et le gore) et Terrence Malick (pour la portée métaphysique).
Le mystérieux Cordova, dont les films sont reconnus comme des chefs-d’œuvre, vit avec sa famille et ses proches en reclus, dans un château entouré de mystère. Ses films, interdits à cause de leur violence, sont devenus cultes et en ont fait un mythe de son vivant.
Un trio limite Pieds nickelés
Au début du livre, Ashley Cordova, sa fille de 25 ans, est retrouvée morte dans un squat à New York. Suicide ou meurtre ? Un journaliste d’investigation, Scott, rouvre alors l’enquête qu’il avait mené quelques années auparavant sur le cinéaste. Une enquête qui l’avait entraîné à suspecter Cordova de pédophilie et de meurtres d’enfants, avant qu’il ne se grille sur un plateau télé en l’accusant sans véritables preuves.
Tout le roman suit les recherches de Scott, de son point de vue. Pour introduire un soupçon de burlesque dans un roman qui aurait pu virer au morbide, Pessl l’a associé à deux marginaux, une jeune fille et un dealer qui a connu Ashley, lançant ainsi ce trio limite Pieds nickelés sur les traces de cette fille étrange, dont les descriptions qu’en font les personnages qu’ils rencontreront dessinent le portrait d’un être surnaturel, hanté, voire possédé par le Diable.
Rebondissements en tout genre, révélations, déambulation dans tous les quartiers new-yorkais et toutes les classes sociales, Intérieur nuit ne déroge pas aux règles d’or du roman noir. “Je suis nourrie de pulp fiction et de romans hard boiled, acquiesce Marisha Pessl. J’ai adoré Raymond Chandler et dans un autre style, Agatha Christie, dont j’ai dévoré tous les romans pendant l’enfance. J’ai voulu transposer cette tradition du roman noir à notre époque sur fond de société contemporaine.“
”C’est pourquoi tous les lieux de mon roman sont en grande partie réels. J’ai été aussi marquée par Vertigo, le film d’Alfred Hitchcock : j’aime quand les mystères ne se révèlent pas au héros, qui doit alors rassembler toutes les pièces du puzzle pour comprendre.”
Un flirt avec le roman gothique
Intérieur nuit serait plutôt à classer dans la catégorie des “Mystery books”. Marisha Pessl hybride le polar avec le roman gothique : l’ambiance de son livre est gangrenée d’étrange, presque de fantastique, quand la magie noire et les malédictions d’un autre âge laissent planer une ombre angoissante sur le New York contemporain.
« J’adore la littérature gothique, les sœurs Brontë, Jane Eyre. J’aime cette atmosphère de manoir abandonné, de secret, de folie, de personnages enfermés.”
“Je voulais réinventer tout ça. A l’ère d’internet et du tout-technologique, où tout est exposé, il reste peu de place pour l’ombre. Or, il y a pourtant toujours des mystères liés à la vie, des choses inexplicables. Et puis la littérature de genre, qu’il s’agisse du roman noir ou du roman gothique, permet d’aborder des questions essentielles comme celles de la mort, du sens de la vie, de la famille, du rapport de l’homme avec la société.” Et de la place de l’artiste dans celle-ci.
Stanley Kubrick source d’inspiration pour créer Cordova ?
“Kubrick était un magicien, et il y avait beaucoup de rumeurs le concernant, le disant complètement dingue. Je voulais travailler autour de la figure d’un artiste tellement passionné par son art qu’il ne parvient pas à vivre dans la société, et doit recréer le monde autour de lui pour se sentir bien.”
L’enjeu de l’œuvre ultranoire de Cordova est de transfigurer ceux qui y participent, mais aussi ceux qui voient ses films, exorcisant ainsi leurs peurs les plus secrètes en les y confrontant à travers ses images, pour mieux les ouvrir, les libérer.
“La question de la liberté m’intéressait. On est tous très formatés par nos familles, la société, le rôle qu’on nous fait jouer. Il faut faire un grand travail sur soi pour s’en affranchir et se réapproprier sa vie.” Dans cet univers hanté par le mal, Pessl parvient à distiller de l’humour, à travers ses dialogues, son sens des métaphores, ou les réflexions de Scott concernant ses échecs, en tant que mari, père et journaliste.
“Ce que vous croyez révèle avant tout votre identité”
Malgré l’usage un peu farfelu que fait l’auteur des italiques, Intérieur nuit gagne sur tous les tableaux : un page-turner hautement addictif, certes, mais plus complexe qu’il n’y paraît, où les images peuvent en cacher d’autres, où la vérité se démultiplie en une myriade de versions. Les secrets qui y seront révélés au fur et à mesure qu’avance l’enquête de Scott finissent eux aussi par se changer en leurres, et sa quête de la vérité deviendra une véritable obsession, au point de le dépasser à la fin, de l’isoler.
“Ce que vous croyez révèle avant tout votre identité, en dit plus long sur vous-même que sur la nature du monde. C’est pourquoi je voulais que la fin reste ouverte : au lecteur de se faire une idée sur ce qui est vrai ou illusoire, et sur ce qui est véritablement arrivé à Ashley. Même si j’ai ma propre idée.” Qu’elle refusera de nous confier, en bonne amoureuse du mystère.
Marisha Pessl est née en 1977 dans le Michigan, dans une banlieue de Detroit, puis a grandi en Caroline du Nord. Après ses études à New York, elle enchaîne avec un job dans la finance à Londres, où elle écrira La Physique des catastrophes pendant deux ans.
“Déjà, enfant, j’écrivais des petites histoires que j’illustrais. Plus tard, tous mes textes ont évolué autour d’une énigme. Je travaille depuis un an sur mon troisième roman, et il s’agira encore de personnages gravitant autour d’un mystère, essayant de découvrir la vérité.”
De nombreux artefacts parsèment le roman
Après avoir partagé sa vie avec un trader dans un grand loft à Tribeca, Marisha Pessl est aujourd’hui mariée à un neurophysicien, dont elle vient d’avoir une petite fille : “Quand mes proches me disent que je devrais en profiter pour m’arrêter, je ne les comprends pas. C’est comme s’ils me demandaient de me couper un bras. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de voir comment le fait d’être mère va influencer mon écriture.”
Comme dans La Physique des catastrophes, elle a inclus à Intérieur nuit (avec l’aide d’un bureau de graphistes à Londres), nombre d’artefacts : des coupures de presse, des pages de sites internet, des photos, dont celles d’Ashley Cordova et de Cordova himself.
“Même si je vénère l’imagination du lecteur, j’ai eu envie d’incarner ces personnages. On a procédé à un véritable casting pour trouver ceux qui représenteraient le cinéaste et sa fille. C’était comme faire un film.” Ces ajouts graphiques et pop lui ont valu d’être taxée d’écrivain postmoderne aux Etats-Unis.
“Après tout ce buzz autour de la ‘postmodernité’, j’ai envie de revenir à plus de simplicité. A notre époque, où la technique nous permet de tout hybrider, j’éprouve le besoin de retourner à plus d’authenticité. Mon prochain roman sera plus classique.”
Parmi ses auteurs préférés : Pynchon, Franzen et Nabokov
On lui demande si la postmodernité, aujourd’hui, ne relèverait pas plutôt de la réappropriation de genres dits “populaires”, comme elle le fait avec Intérieur nuit. Pessl préfère citer Thomas Pynchon comme le précurseur de ce geste.
Parmi ses auteurs préférés, elle mentionne aussi Jonathan Franzen et Vladimir Nabokov. “Mais comme vous l’avez deviné, je suis fan de cinéma. Mes cinéastes favoris sont Alfred Hitchcock, Roman Polanski et, bien sûr, Stanley Kubrick.”
Au final, son roman entier ressemble à un film qu’aurait réalisé le fictif Cordova : un parcours initiatique, qui mènera son narrateur à se libérer de ses idées reçues et de ses illusions, et renverra le lecteur à lui-même, dans un très pervers jeu de miroir littéraire.
Intérieur nuit (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude, 720 pages, 24,90 €
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