Innocence, le premier roman d’Eva Ionesco, retrace l’enfance de la petite fille qu’elle était, endossant un “je” poignant et restituant la figure d’un père absent. Poétique et cruel.
“Le passé d’Eva l’embellit chaque fois à mes yeux. Il lui rend cette densité surhumaine qu’ont les êtres sans âge.” Ainsi le romancier Simon Liberati parlait-il en 2015 de sa compagne Eva Ionesco, dans le livre qu’il lui consacrait, Eva. Un étrange terme, “être sans âge”, auquel on pense en découvrant le roman autobiographique qu’elle publie aujourd’hui. Eva Ionesco a le talent de savoir faire exister sa voix, son regard et son désarroi d’enfant prise en otage par des adultes, sans affectation mais en se plaçant au cœur des angoisses retrouvées.
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En 2011, dans son film My Little Princess, elle racontait déjà et de façon à peine voilée sa vie de petite fille prisonnière d’une mère qui, se voulant artiste et photographe, la faisait poser dans des attitudes érotiques. Aujourd’hui, Ionesco revient plus en détail sur ce personnage de mère tyrannique et manipulatrice, à la fois désireuse de vivre une existence hors norme et aveuglée par l’argent que de discrets messieurs lui versent en liquide pour acquérir des clichés où sa si jolie fillette pose nue.
Processus de manipulation
“Je ne me souviens pas de grand-chose de ma toute petite enfance, sinon que j’habitais avec mes parents en face du parc Monceau.” Contrairement à ce qu’elle avait fait dans son film, elle n’invente pas de personnage fictif (la petite Anna de My Little Princess) mais empoigne son histoire et endosse ce “je” qu’elle explore. Ainsi va se dérouler sa vie, de manière parfois brouillonne et parcellaire comme l’est la mémoire, d’éclats de souvenirs en douleurs fulgurantes.
A travers des scènes de plus en plus violentes, un décor où le sordide côtoie de fastueuses fêtes parisiennes, des ambiances où drogue et alcool mènent l’hystérie maternelle à son paroxysme, Ionesco décrit le processus de manipulation dont elle a été victime. De manière factuelle et sans jugement a posteriori, elle dévoile comment une enfant a pu être le jouet de sa mère sans qu’aucun adulte ne cherche à la protéger, mis à part la très âgée arrière-grand-mère qui prie tous les soirs en roumain.
Ionesco montre aussi la force de l’enfant, son intelligence et sa colère qui lui permettent de grandir malgré tout
Ionesco n’est pas dans la complainte, elle montre aussi la force de l’enfant, son intelligence et sa colère qui lui permettent de grandir malgré tout. De temps en temps, elle révèle des pans d’une histoire familiale bousculée, faisant surgir quelques images fortes, une mère qui s’échappe de Roumanie à 16 ans cachée dans une malle, un nom de famille fictif qui ne correspond à rien, une grand-mère qui est en même temps la sœur de sa mère.
Le livre surtout fait apparaître un personnage totalement absent du film : le père d’Eva Ionesco, Miklós Berényi. Un père écarté par la mère quand Eva n’a que 4 ans. Elle ne le reverra qu’épisodiquement par la suite, et il meurt quand elle n’a pas 14 ans. Mais très tôt, la petite Eva a la certitude qu’un lien indéfectible la lie à ce père, qu’il l’aime plus que tout au monde. Cet attachement, ce continent lointain qu’enfant elle n’a de cesse de retrouver – “mon père absent, enfoui, caché profondément en moi” –, est ce qui l’a probablement aidée à tenir le coup face à la folie de sa mère : son père était là quelque part qui l’aimait.
Un personnage de roman noir
Sur cette figure paternelle, Ionesco ne saura jamais tout et s’interroge longtemps. Son livre est aussi le récit de cette enquête. Elle raconte comment adulte elle s’est lancée dans des recherches, rassemblant tous les documents possibles, entrant en contact avec des cousins hongrois, les chargeant de se rendre aux archives d’Etat. Au fil des pages s’ébauche alors le portrait d’un personnage digne d’un roman noir, faux héros ambigu qui entre dans les Waffen-SS à 18 ans, s’enfuit de Hongrie sous un nom d’emprunt, sans que l’on sache lequel ni pourquoi, et dont les activités en France restent obscures.
Un personnage au final décevant, comme en témoignent quelques courriers manuscrits, banals, qu’Eva Ionesco retrouve et retranscrit. Ils finissent d’enterrer le personnage mythique de son enfance. “Ce ne sont pas les lettres que j’attendais.” Et c’est la petite fille devenue adulte qui referme le dossier et accepte que tout ne soit pas éclairé ni explicable, afin de vivre à son tour en laissant les fantômes derrière elle. Cette conclusion, apaisée, est sans doute l’un des plus beaux passages d’Innocence.
Un monde où des photos érotiques d’enfants s’affichaient dans des galeries d’art
Curieusement, ce livre fait écho à un autre texte autobiographique publié il y a tout juste un an, déjà chez Grasset, au titre presque similaire : L’Innocent, de Christophe Donner. L’auteur racontait sa préadolescence dans le Paris des années 1970, où il avait dû apprendre à se protéger de ses parents peu fiables et de leurs amis artistes, qui lorgnaient vec gourmandise sur le beau garçon qu’il était.
Car c’est aussi ce milieu-là et cette époque-là que Ionesco décrit sans complaisance. Un monde où des photos érotiques d’enfants s’affichaient dans des galeries d’art. Enfants innocents, dans tous les sens du terme, qui aujourd’hui prennent la parole pour délivrer leur version des faits.
Innocence (Grasset), 432 pages, 22 €
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