Livre culte publié à l’origine en 1997, I Love Dick de Chris Kraus inventait une forme d’autofiction à l’américaine, mélangeant théorie et pratique, essai et récit autobiographique, dans un style incomparable.
C’est l’histoire d’une femme qui se prend de passion pour un homme, Dick, qu’elle n’a rencontré qu’une fois, un soir, en présence de son mari. Elle décide de lui écrire et son mari (par jeu ? par perversion ?) la pousse dans ce sens avant de lui écrire à son tour.
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Se noue ainsi un étrange triangle amoureux épistolaire, purement fictif, où se cristallisent mille sentiments : désir d’être rejeté, fantasme de l’Autre, etc. Un ménage à trois théorique qui pourrait se réduire à la déconstruction des illusions petites-bourgeoises du couple, “mais Dick, nous sommes tous les trois bien trop sophistiqués pour s’adonner à ces mornes archétypes”, écrit le mari.
Il s’agit bien ici de sexe et de fantasmes
Sylvère Lotringer n’est en effet pas du genre à verser dans le vaudeville. Véritable légende vivante de l’avant-garde new-yorkaise, il a introduit la French Theory (Deleuze, Derrida, etc.) outre-Atlantique avec sa revue Semiotext(e). L’histoire est racontée par Chris Kraus, qui est à l’époque “la femme de Sylvère”, cette artiste un peu paumée qui n’arrive pas à financer ses films et préfère se taire car elle ne sait pas s’exprimer dans le jargon philosophique des admirateurs de son mari. Elle deviendra avec ce livre l’une des intellectuelles les plus respectées d’Amérique.
I Love Dick n’est pas le huis clos existentiel dont le dénouement se résumerait à la consommation du désir. Il s’agit bien de sexe ici, de fantasmes, et Flammarion a eu l’intelligence de garder le titre original pour son double sens (Dick est un prénom mais signifie également “bite” en anglais).
Pourtant Kraus dépasse vite le rôle dans lequel on aimerait l’enfermer, ce “Vagin Crétin, une usine à émotions déclenchées par les hommes”. Son obsession sentimentale la projette hors de son territoire habituel, face à l’incertain, l’inconnu.
Un mélange d’inconscient et de vécu à la première personne
Le désespoir la rend terriblement lucide, apte à comprendre les malheurs d’autrui. Elle traverse le pays, décrit des lieux de solitude, l’americana dans toute sa fascinante banalité. “Cher Dick, Sylvère, N’importe qui, écrit-elle depuis un motel du Nouveau-Mexique, si l’on vit ici assez longtemps, tout devient une histoire.”
“Vérité et difficulté. Vérité et sexe, écrit Chris à Dick. Je parlais, tu m’écoutais. Tu me regardais devenir folle et cérébrale, devenir le genre de filles que toi et toute ta génération traînez dans la boue.” Son style incomparable mélange les idées, l’inconscient et le vécu à la première personne.
Quand le livre paraît aux Etats-Unis, l’autofiction telle qu’on la connaît aujourd’hui n’existe pas encore. Dans les milieux universitaires, le moi et le pathos restent haïssables, l’autobiographical novel est un truc ringard du XIXe siècle. Le projet de l’auteur – faire de son désir pour Dick un projet littéraire – est vu avec condescendance ou mépris. Elle s’en moque.
Une montée dans l’absurde et le comique
“Autrefois, je n’osais pas écrire ‘je’, j’avais l’impression d’être la voix de quelqu’un d’autre (…) Maintenant je n’arrête pas d’écrire à la première personne, c’est comme s’il s’agissait de la dernière chance que j’aurais de ne jamais comprendre quelque chose à cette affaire.” S’il n’y a pas de point de vue immobile dans le moi, le moi existe et “en écrivant on peut en quelque sorte cartographier son mouvement”.
Chris Kraus est aussi critique d’art. Parfois, l’exploration de la complexité du désir passe par l’analyse d’une œuvre. Cinq pages magnifiques sur une exposition de Kitaj donnent la mesure de son talent. Et puis ça devient de plus en plus absurde et comique, à mesure que le couple s’enflamme dans ces lettres qu’ils n’osent envoyer à leur destinataire.
Sylvère s’emporte : “Cher Dick, pourquoi nous as-tu fait ça ? Tu ne peux pas nous laisser tranquille ? Tu envahis nos vies – pourquoi ? J’exige une explication.” Chris renchérit : “Sylvère et moi venons de décider d’aller à Antelope Valley pour placarder ces lettres tout autour de ta maison et sur les cactus. Je ne sais pas bien pour l’instant si nous resterons dans les parages avec une caméra (une machette) pour filmer ton arrivée.” Or le pauvre bougre de Dick n’y peut rien : il n’a fait qu’inviter un collègue et sa femme à dormir chez lui un soir, parce qu’une tempête de neige rendait la route dangereuse. En tout bien tout honneur.
L’histoire d’un couple émouvant et complice
La façon dont les époux renversent la situation tient du génie : Dick devient “leur œuvre”, il a de la chance d’être ainsi devenu l’objet de leur délire. “Ne sois pas trop pressé de t’attribuer de miraculeux pouvoirs sexuels, le met en garde Sylvère, qui se prend pour Charles Bovary. Emma et moi t’avons créé à partir de rien, ou si peu, en toute objectivité, c’est Toi qui nous dois tout.” Quel est le but de l’art, de l’écriture, si ce n’est de prendre la place de Dieu, façonner le réel à son image ?
En creux, c’est enfin l’histoire du couple Chris-Sylvère, un couple émouvant, complice, trop honnête pour croire en la possibilité d’un amour authentique après dix ans de vie conjugale. “Etre honnête de façon réellement absolue revient presque à être prophétique, à renverser l’ordre établi, écrit Kraus. Parce qu’après tout, l’ordre établi n’est qu’une succession sans fin de repas immangeables, d’engagement sociaux inutiles qui ne devraient probablement pas être honorés et de conversations futiles qui ne vont nulle part, de gestes qu’on laisse mourir sans les mener au bout et qui sont traités comme des déchets par des gens en blouses blanches, pas plus civilisés que les éboueurs… c’est ce que l’ordre établi veut dire.” I Love Dick est en cours d’adaptation en série télévisée par Jill Soloway (Transparent), avec Kevin Bacon dans le rôle de Dick. Yann Perreau
I Love Dick (Flammarion), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alice Zeniter, 268 pages, 20 €
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