La véritable révélation littéraire de l’hiver, c’est ce Chinois de 96 ans, qui raconte toutes les convulsions de la Chine par le prisme d’une histoire d’amour.
A regarder ce petit homme enthousiaste, à l’élégance désuète des héros de Wong Kar-wai, qui n’affiche aucun signe de fatigue malgré son voyage depuis Shanghai effectué la veille, on se dit que ça doit être dur pour un écrivain de 20 ans d’avoir pour rival ce… nonagénaire.
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Car il se pourrait bien que le plus formidable premier roman de cette rentrée soit celui de cet homme de 96 ans, qui jouit d’un avantage énorme : avoir un passé. Et quel passé !
De la Chine (encore) ancestrale de son enfance, dans les années 1920, à la guerre contre le Japon, dans les années 1940, jusqu’à la Chine populaire de Mao où il aura passé vingt ans en camp de rééducation, Rao Pingru a été le témoin de toutes les convulsions du XXe siècle.
Son histoire rappelle celle que racontait justement Wong Kar-wai dans The Grandmaster, sauf que si le cinéaste avait choisi le prisme du kung-fu pour dire les trajectoires brisées de tant de Chinois, Rao Pingru, plus humblement, les aborde à travers un mariage.
Le roman vrai de toute une vie
Immense révélation, Notre histoire raconte celle de la Chine vécue de l’intérieur, au quotidien, en même temps que celle d’un couple. Un texte-fleuve où se mélangent peintures naïves aux couleurs vives, calligraphies, et texte comme tout vrai roman. Notre histoire, c’est d’ailleurs le roman vrai de toute une vie, une existence heureuse et atroce, simple et poignante.
“C’est à la mort de ma femme, en 2008, que j’ai commencé à dessiner et à écrire. Après soixante ans de vie commune, j’étais profondément affecté par sa disparition. Quelques mois après, j’ai pris la décision d’écrire pour me remémorer tout ce qu’elle avait fait.”
“C’était d’abord pour mes cinq enfants et mes cinq petits-enfants, pour leur transmettre l’histoire de notre couple, de notre famille. Au départ, je n’avais pas l’intention d’écrire un livre mais juste de me souvenir d’anecdotes pour les transmettre. Plus tard, c’est ma petite-fille qui a diffusé une partie des dessins sur son blog en 2011.”
“Ça a attiré l’attention des médias, des équipes de télé sont venues me voir pour que je leur raconte mon histoire. En 2012, j’ai donné énormément d’interviews dans tous les médias, et une maison d’édition m’a proposé d’en faire un livre. J’ai accepté et commencé à écrire l’histoire, et le livre est sorti en Chine cette année-là.”
“Cela m’a demandé un effort considérable pour me souvenir de ce qu’elle m’avait raconté de son enfance, et pour me souvenir de la mienne. Ce travail de mémoire a commencé par de petites choses, comme ce que l’on aimait manger, cuisiner… Parce que nous étions des gens tout à fait ordinaires, les souvenirs que nous avions en partage étaient des choses simples, que je voulais transmettre.”
Un mariage arrangé avec la fille d’un ami
Des gens ordinaires ? Vu de France, pas vraiment. Il éclate de rire : “J’insiste : je suis une personne très ordinaire. Je ne suis ni un écrivain, ni un peintre. Ecrire, pour moi, était d’abord une consolation, ça m’a aidé à retrouver un calme, une paix intérieurs. Et puis je voulais parler de tous les sacrifices que ma femme a dû faire dans sa vie, surtout pendant que j’étais en camp de rééducation – elle a élevé seule nos cinq enfants, dans la misère. C’était pour moi une façon de la remercier, ce que je n’avais pas pu faire de mon vivant.”
Tous deux originaires de Nanchang, dans la Chine de l’Est, Pingru et Meitang se sont rencontrés quand ils étaient enfants. A 18 ans, Pingru abandonne ses études afin de s’engager dans l’armée “pour mener la guerre de résistance contre l’envahisseur japonais qui occupait les trois quarts de notre pays”. Pour son retour, son père a arrangé son mariage avec la fille d’un ami.
Pingru ne tardera pas à réaliser qu’il s’agit de la petite Meitang, devenue une belle jeune fille : il aura le coup de foudre quand, en s’approchant de la maison, il l’apercevra à sa fenêtre en train de se remettre du rouge à lèvres.
Vingt-deux ans loin de sa famille
La force de Notre histoire, c’est de raconter les plus grands événements d’une vie, qu’il s’agisse de l’amour ou de la guerre, par le biais de ces images simples, de ces gestes quotidiens qui en disent plus long sur notre vie que n’importe quelle grande formule, et dont on se souviendra longtemps après la disparition de ceux qu’on aime. Le récit avance en ellipses, pour faire la part belle à ces moments pleins de grâce.
Encore aujourd’hui, Pingru refuse de se plaindre, affiche pudeur et regard malicieux derrière ses lunettes carrées dès qu’on aborde l’horreur de la guerre ou ses journées à travailler dur enfermé en camp, où il fut envoyé en 1958.
“Même en camp de rééducation, j’ai toujours essayé de garder une attitude optimiste face à la vie. Il faut savoir garder espoir dans les moments où celui-ci s’éloigne. J’aime la vie, et c’est pour ne pas sombrer que je garde cette attitude. Et puis je n’étais pas le seul à être envoyé en camp. C’est pourquoi je n’éprouve pas trop de rancœur, c’était un sort collectif.”
Une enfance troublée par les seigneurs de guerre
En pleine Chine populaire, ses origines sociales – son grand-père était mandarin (haut fonctionnaire) à la cour impériale – font tache : Pingru passera vingt-deux ans loin de sa famille, seulement autorisé à aller les voir une fois par an à la fête du Printemps.
“Oui, la vie là-bas était très dure, mais je me raccrochais à la confiance que j’avais en ma femme et elle en moi. Il y a un proverbe chinois qui dit qu’il y a des fils qui relient nos cœurs malgré la distance. Nous nous sommes écrit plus de mille lettres. Mais l’essentiel était cette confiance mutuelle qui nous a permis d’affronter les difficultés.”
Il saisit une feuille de papier et dresse l’équation qui le faisait tenir : “Je me disais : 1. Je suis (je n’ai rien à me reprocher, donc je suis en paix) ; 2. J’ai (une femme formidable et des enfants adorables) ; 3. Je peux (s’en suivait la liste de mes capacités) ; 4. Je souhaite (et je pensais à tout ce que je voulais faire). Comme apprendre l’anglais. Alors je recopiais des phrases de conversation anglaise sur des petits bouts de papier que je cachais dans mes poches, et je les lisais quand je faisais la queue pendant une heure pour manger.”
Il se souvient de son enfance comme d’une période troublée par les seigneurs de guerre, de sa jeunesse occupée à fuir les bombardements : “J’ai gardé une grande rancœur contre le Japon.” Alors quand on lui demande ce qu’il pense de la Chine aujourd’hui, c’est toujours cette sale guerre – où il a vu ses camarades d’école, qui s’étaient engagés avec lui, tous mourir sous ses yeux – qui prend le dessus.
“Ce qui me réjouit, c’est que la Chine soit devenue une superpuissance militaire. A l’époque, notre matériel de guerre était assez arriéré comparé à celui du Japon. Aujourd’hui, nous sommes à égalité.”
Après le camp de rééducation, Rao Pingru a pu reprendre le travail de comptable qu’il exerçait dans une maison d’édition à Shanghai avant d’être plongé dans le chaos, l’éloignement et l’enfermement. Et il a retrouvé Meitang, alors que tant de couples se sont séparés, tant de familles se sont désagrégées à cause du régime de Mao. Pingru s’empare d’une autre feuille et se met à tracer des caractères à la verticale :
“C’est ma philosophie de la vie : en Chine, notre idéal est de rester toute notre vie avec la même personne, d’avoir des cheveux blancs ensemble. Pour cela, il faut être aimant, tolérant et respectueux de l’autre. Et puis avoir de l’humour.”
Les contours de l’histoire underground de l’Histoire
“Meitang et moi, nous nous moquions souvent l’un de l’autre. L’humour est une sorte de lubrifiant pour rendre le quotidien acceptable.” Son regard derrière ses lunettes s’anime, traversé d’une étincelle. Il a déjà commencé à écrire son prochain livre, dont il nous sort les planches : les écrits de son grand-père, des photos de sa mère. Ce sera, encore, un livre de famille.
Avant de partir, on demande à son fils, Rao Xizeng, qui l’a accompagné, ce qui l’a le plus ému ou surpris dans Notre histoire : “C’est d’avoir découvert qu’en camp de rééducation, mon père économisait durement le peu qu’il gagnait pour nous acheter, la veille de son retour à la maison, pour la fête du Printemps, des cacahuètes, du sésame et du riz.”
Ce sont ces moments en apparence anecdotiques qui tracent les contours de l’histoire underground de l’Histoire. Il se pourrait bien qu’avec son gros livre rouge, ce petit homme “ordinaire” ait signé le plus formidable antidote à tous les petits.
Notre histoire – Pingru et Meitang de Rao Pingru (Seuil), traduit du chinois par François Dubois, 360 pages, 23 €
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