Pour ce cinquième roman, Stéphane Audeguy fait le pari audacieux de renouer avec la fable animalière pour signer un conte philosophique.
Dans le chant IX de l’Odyssée, Ulysse le rusé improvise un des premiers jeux de mots de l’histoire de la littérature pour déjouer les desseins assassins du cyclope Polyphème. Quand le géant lui demande comment il s’appelle, Ulysse répond : “Mon nom est Personne.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Après qu’Ulysse lui a crevé son unique œil, Polyphème passe pour un dément lorsqu’il hurle : “Personne me tue.” Stéphane Audeguy a lu l’Odyssée, dont il fait état dans un chapitre, mais il rebondit dessus comme sur un trampoline de grande gaieté puisqu’il lui vient la fantaisie de donner à son tour le nom de Personne à son personnage principal.
Sagesse de vétéran
Sauf qu’ici, Personne n’est pas un être humain mais un animal, un lion de la savane africaine, ainsi baptisé par Yacine, jeune orphelin autochtone qui a adopté le fauve quand il était encore un lionceau.
Yacine a 13 ans mais, instruit des humanités occidentales par un missionnaire blanc qui l’a pris sous son aile, il a déjà une sagesse de vétéran. Ainsi, à la lecture d’un ouvrage de Lucrèce, il lui vient “le premier et le dernier mot de sa philosophie : la peur pousse la masse des hommes vers la religion ; il convient de se déprendre d’elle, parce qu’elle tue l’esprit (…) Au-dessus de sa tête, le ciel fixe des mathématiques, qui le fascinait. Et puis rien.”
De fait, coup de théâtre de premier ordre, Yacine, compagnon idéal dont on imaginait qu’il allait nous tenir la main (et la patte de Personne) jusqu’au bout du voyage, disparaît au virage de la soixante-dixième page, emporté par la variole.
Voltaire couche avec Rousseau
Stéphane Audeguy lambine à préciser que son action se situe à la fin du XVIIIe siècle, entre autres dans la colonie de Saint-Louis-du-Sénégal, où la Compagnie royale fait commerce de l’ivoire et des esclaves. Mais est-il besoin de préciser cette époque quand le style chantant et chantourné la disait déjà ?
Histoire du lion Personne est un conte philosophique à la façon d’un Voltaire ayant enfin couché avec Rousseau, tant il glose sur la méchanceté naturelle des hommes “dans un monde où tout le monde ment”, tout en pariant sur un état de bonté tout aussi naturel lorsque l’humain s’instruit de l’animal. Le lion Personne est une personne à qui manque la parole (quoique…) mais pas les sentiments et les passions.
Au gré de moult atermoiements, sa biographie est une odyssée cruelle qui pérégrine des côtes de l’Afrique aux rivages de la France, des doux bras de Jean-Gabriel Pelletan, directeur humaniste de la Compagnie royale du Sénégal, à ceux, tout aussi affectueux, de Jean Dubois, employé de la ménagerie du château de Versailles.
Conte animalier, fable humaine
Une diagonale au couteau dans l’histoire de France quand les événements révolutionnaires sont ainsi résumés : “Pendant l’été 1789, des humains s’agitèrent. En octobre 1790, le silence se fit sur Versailles.”
Bientôt la mélancolie va s’épaissir, le souvenir du lion Personne s’effaçant quand disparaît le dernier homme l’ayant aimé. Le conte animalier a évidemment valeur de fable humaine. Ce qui ramène à Homère : “Comment vous appelez-vous ?” “Personne, comme tout le monde.”
Histoire du lion Personne (Seuil/Fiction & Cie), 224 pages, 17 €
{"type":"Banniere-Basse"}