Isabelle Adjani rencontra Hervé Guibert, alors journaliste, lorsqu’il vint en reportage sur l’un de ses tournages. Il·elles devinrent ami·es intimes et l’écrivain fit de l’actrice l’un des personnages centraux de son livre le plus célèbre, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Elle raconte pour nous cette relation tumultueuse.
“J’ai rencontré Hervé à la rédaction du journal 20 Ans, au tout début de ma carrière, au milieu des années 1970 dans les locaux Filipacchi sur les Champs. La directrice du journal, Agathe Godard, avait organisé une séance photo pour la couverture avec moi, prise par Jean-Marie Périer, ce photographe culte. J’y allais pour voir ce projet de couverture et, derrière Agathe Godard, une femme charismatique mais autoritaire, il y avait un homme, blond et bouclé comme un ange, incroyablement jeune, et qui commençait à écrire dans le journal.
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Agathe Godard m’a montré la couve et c’était atroce ! (rires) Mais atroce ! Mais j’ai senti chez ce jeune homme comme un regard de complicité. Il m’a vue penser sans rien dire la même chose que lui. Je l’ai vu comprendre ce que je ressentais. Il m’a paru incroyablement beau, d’une timidité élégante, avec une façon très attirante de parler ou de ne pas parler. Nous avions le même âge, à peine 20 ans.
Quelques mois plus tard, je suis partie à Amsterdam pour le tournage de Barocco (d’André Téchiné, 1976 – ndlr), et Hervé est venu faire un reportage. Nous mangions tous les jours des pinces de crabe dans des chinois dégueulasses sur les canaux de la ville. Je lui parlais tout le temps, de choses très personnelles. Je n’ai jamais bien compris pourquoi j’avais autant envie de lui parler, de lui dire autant de choses sur moi.
J’étais toujours étonnée de l’intensité avec laquelle il m’écoutait. Mais assez vite, lui aussi s’est mis à parler. De ses tantes, de ses parents, de sa vie personnelle aussi. Il incarnait, organiquement, des choses que j’avais pu lire chez Bataille. Il y avait quelque chose en lui de très troublant, d’ambivalent… Et puis j’aimais beaucoup son écriture. Cette façon très concise d’exprimer des choses violentes, la puissance de déflagration avec laquelle il s’exprimait.
Il me disait alors que j’étais trop puritaine, il se moquait de moi. De toutes façons, il ne vivait que pour la transgression. C’était à la fois sa pratique et sa plus forte conviction
Au début des années 1980, nous sommes devenus très proches. On se voyait tout le temps. Il me prenait en photo, je faisais tout ce qu’il voulait. Une fois, il m’a dit qu’il était allé vendre toutes les photos qu’il avait de moi à Paris Match. Je ne le lui ai pas reproché. Alors il est retourné à Paris Match pour les reprendre, il avait changé d’avis, ce qui lui arrivait souvent (rires). Je lui parlais beaucoup de mes projets, il me conseillait, j’avais besoin de son opinion, de son regard. Il a écrit sans me le dire un scénario sur une actrice, inspirée par moi, qui se trouvait blacklistée par des gens de pouvoir.
Son projet décrivait aussi ma relation avec Bruno Nuytten (son compagnon à l’époque – ndlr). C’était l’histoire d’une carrière contrariée doublée d’un amour, qu’il avait à la fois romantisée et brutalisée. Le scénario s’est d’abord appelé Gemina, puis La Liste noire. Je l’ai lu et l’ai trouvé magnifique. Mais je suis entrée dans un rapport bizarre avec ce projet. Quand je m’en éloignais, il m’attirait, et dès que je m’en approchais, que je me préparais à m’y engager, il me faisait peur. Je ne savais pas comment l’aborder, je faisais du surplace. Il me disait alors que j’étais trop puritaine, il se moquait de moi. De toutes façons, il ne vivait que pour la transgression. C’était à la fois sa pratique et sa plus forte conviction. Mais il le faisait toujours en dandy.
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Je n’ai donc pas tourné le film, lui non plus. Nous nous sommes éloignés. Dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, dont je pense par ailleurs que c’est un de ses textes les plus forts, je suis devenue l’un de ses personnages, l’actrice Marine. Il m’avait toujours prévenue que lorsqu’il se mettrait à parler de moi dans ses livres, ce serait pour me trahir. Qu’il resterait dans la vérité, mais qu’il ne se gênerait pas non plus pour traduire dans la fiction le mécontentement qu’il ressentait à mon égard. Je l’aimais énormément et je sais qu’il m’aimait aussi. Mais tout en moi ne lui allait pas.
C’était le frère qui me bouleversait et m’épouvantait. Je ne sais pas ce que j’étais pour lui, probablement une sœur qu’il adorait et détestait
Je sais par exemple qu’il a été absolument furieux de mon passage au journal de TF1 pour faire taire la rumeur qui prétendait que j’étais morte du sida. Pourtant, j’avais pris soin de dire que j’avais honte d’avoir à affirmer que je n’étais pas malade, comme s’il s’agissait de dire que je n’étais pas coupable. Mais ça l’avait exaspéré. Lui, il a eu un rapport très ambigu avec sa maladie. Il était depuis toujours fasciné par la mort, par l’agonie… Il recherchait là un vertige. La maladie a transformé ses fantasmes littéraires en réalité terrible. Je crois qu’à ses yeux mon comportement vis-à-vis de ces rumeurs manquait de lyrisme.
Après notre brouille, je l’ai vu à la télévision, amaigri et malade. J’étais horrifiée. J’ai à mon tour ressenti beaucoup de colère contre lui. Eperdue d’impuissance, je me suis même laissée aller à penser qu’il aurait pu éviter sa contamination. J’avais le sentiment qu’il avait fait de lui-même son propre objet d’observation, l’objet de ses expériences. Je ne connaissais plus vraiment les gens qu’il fréquentait, je n’appartenais plus à sa vie. Je n’ai pas eu le courage de regarder son film, sorti après sa mort, La Pudeur ou l’Impudeur.
Notre relation était gémellaire. C’était le frère qui me bouleversait et m’épouvantait. Je ne sais pas ce que j’étais pour lui, probablement une sœur qu’il adorait et détestait. Depuis sa disparition, je n’ai pas non plus relu ses livres. Pourtant, ils sont toujours près de moi, dans ma chambre plutôt que dans la bibliothèque, je sais que je vais m’y replonger.”
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