L’auteur de Cendrillon et de Comédies françaises rend hommage à Hervé Guibert et son œuvre, qui l’accompagne depuis toujours.
“Quand j’ai commencé à écrire, ou plutôt à me rêver écrivain, mes contemporains capitaux étaient Samuel Beckett, Thomas Bernhard et Hervé Guibert, tous trois disparus à quelques mois d’intervalle (entre février 1989 et décembre 1991) au moment où je me mettais au travail sur ce qui allait devenir mon premier roman. Hervé Guibert, je l’ai découvert en 1985 avec Des aveugles, lisant dans la foulée les livres qu’il avait fait paraître antérieurement et continuant sans faillir avec les suivants (à La Hune où j’achetais mes livres, il n’était pas possible de rater la sortie d’un nouveau livre d’Hervé Guibert, une pile vous happait dès l’entrée, sur la toute première table).
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Mais si je suis honnête, Hervé Guibert, je m’y étais attaché, j’aimais son univers, il y avait dans ses livres un charme et une délicatesse que je trouvais uniques, quelque chose d’à la fois impudique, sulfureux, raffiné, tenu, altier, risqué et aristocratique, mais je n’étais pas (je m’en souviens) fasciné au point de savoir le défendre comme il l’aurait fallu auprès d’un ami qui un soir s’était mis à critiquer son œuvre au café Le Bonaparte. Ses livres étaient comme des curiosités, des miniatures merveilleuses qui m’aimantaient, mais il n’avait pas pour moi par exemple la puissance de Thomas Bernhard, que je lisais passionnément à la même époque (comme le faisait d’ailleurs Hervé Guibert lui-même, je ne tarderais pas à le découvrir).
C’est à partir de 1990 et la parution d’A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (je me revois achetant ce livre puis le lisant avidement, lentement, très jalousement, à l’heure du déjeuner, dans une brasserie près de mon lieu de travail, place Daumesnil : j’ai un souvenir d’une précision surnaturelle des premières heures que j’ai passées à lire ce livre, totalement subjugué, bouleversé) qu’Hervé Guibert a pris toute sa mesure, n’étant plus seulement pour moi un intime et complice compagnon, mais un auteur désormais majeur, d’une puissance émotionnelle et stylistique extraordinaire, comme si la maladie lui avait permis de devenir l’écrivain qu’il devait être et qu’il n’avait été alors qu’en germe, dans une forme d’urgence inexorable et impérieuse, brûlante, éperdue et d’une folle élégance, qui n’était rien d’autre pour moi que ce que devait être la littérature : y être acculé et y faire face avec grandeur, avec courage.
Non seulement les livres d’Hervé Guibert sont devenus implacables, impressionnants de grâce et de maîtrise, de beauté, de pure nécessité vitale (pour lui bien sûr et par voie de conséquence pour nous), mais l’écrivain lui-même, réalisant l’idéal de l’entreprise autofictionnelle, est devenu pour la plupart de ses lecteurs (moi le premier) un être cher, c’est-à-dire que non seulement ses livres se sont mis à procurer à ceux qui s’y aventuraient un plaisir inouï, mais ils leur ont rendu leur auteur (l’homme, l’homme malade, l’homme dont on a peur qu’il meure) aussi précieux à leurs yeux que le sont nos meilleurs amis.
En feuilletonnant sa maladie dans des ouvrages qui accomplissaient le prodige de conserver toujours une part de mystère et d’imaginaire (de romanesque) et de rester farouchement (je ne sais pas comment le dire autrement) dignes, élevés, orgueilleux, sophistiqués (sans basculer dans la chronique sèche et sincère qui ne compte que sur l’émotion de ce qui est raconté pour faire mouche, comme le font aujourd’hui tant de livres qui dans le fond ne sont que des témoignages plus ou moins bien écrits), Hervé Guibert est devenu quelqu’un d’important dans ma vie.
Une telle fusion entre l’œuvre et l’homme, entre l’émotion littéraire et l’émotion liée à l’auteur, comme si les deux ne faisaient qu’un, conduisant les lecteurs à s’attacher à l’homme autant qu’à l’œuvre, ne distinguant plus entre les deux, c’est extrêmement rare – cela ne m’était jamais arrivé ni ne m’arrivera plus par la suite, y compris avec des œuvres autobiographiques de tout premier plan.
Je n’ai pas le tempérament d’un groupie, mais j’ai pleuré à chaudes larmes quand j’ai appris qu’Hervé Guibert était mort, que son écriture tout à la fois puissante et précieuse, dense, ample, précise, ornée (c’est le plus difficile à faire, il faudrait en parler) ne nous accompagnerait plus. J’étais en deuil, j’étais inconsolable, et ce deuil qui ne s’est jamais tout à fait éteint (je reviens régulièrement à ses livres) n’a rien été d’autre que la pure résultante de son œuvre, comme le tonnerre l’est de l’éclair.”
Eric Reinhardt est lauréat, avec Constance Debré, du prix Les Inrockuptibles pour son dernier roman, Comédies françaises (Gallimard)
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